Le dossier du numéro 34 de La Brique (février-mars 2013) a commencé par deux choses : une sollicitation du GEP (Groupe Enquête Prison) pour que nous réalisions une enquête autour de l’enfermement et des prisons du coin, et la lettre d’un homme enfermé dans les geôles d’Annoeullin. Voici l’intégralité de sa lettre retranscrite :
Bonjour,
Je m’autorise la présente sur invitation du GEP sachant que je suis en contact avec eux depuis de nombreux mois et qu’il m’a récemment informé d’une prochaine parution de votre journal concernant cet Abou Ghraïb du 59 qu’est le CP [1] d’Annoeullin.
Incarcéré depuis presque douze ans, j’ai atterri dans cet endroit par un transfert non souhaité en août 2011, c’est-à-dire juste après l’ouverture.
L’architecture répressive des lieux m’a tout de suite fait sentir que rien ne se passerait normalement. Je ne m’étais guère trompé si j’en juge ma position actuelle. Qu’est-ce qu’Annoeullin ? Un établissement de troisième génération censé apporter un surcroit de confort par une humanisation des locaux. Il convient d’ajouter que c’est au détriment de la quiétude mentale si l’on s’attache au facteur relationnel instantané et aux nombreux incidents qui ont émaillé la première année de fonctionnement.
Cet endroit repose sur le concept de punition industrielle, régi par un partenariat malsain, aux frontières obscures, d’où découle une gestion perverse des matériels humains. Le détenu est pensé en tant que rentabilité immédiate, élément d’un stock éternellement recomposé, exploité tel une matière première. En pénétrant ce lieu, plus que dans toute autre prison, vous ne vous appartenez plus, pris en charge dans un laboratoire d’expérimentation carcéral dans lequel différents intervenants privés et administratifs se chargeront de vous disséquer progressivement jusqu’à vous lobotomiser s’ils parviennent.
Laisser son libre arbitre à la fouille et sa liberté de pensée au greffe est peut-être l’unique moyen d’éviter les problèmes. Ceux qui prétendent demeurer eux-mêmes seront tôt ou tard inéluctablement confrontés à des difficultés de tout ordre. On pénètre derechef dans un procès d’action-réaction où l’intéressé est poussé à la faute afin d’en récupérer un bénéfice répressif, préjudiciable au concerné. C’est ainsi que nombre de camarades se sont retrouvés traduits devant l’instance correctionnelle lilloise entre septembre 2011 et septembre 2012 sur la base d’affaires construites, de rapports spécieux et de déclarations mensongères. La plupart ont écopé de peines de prison ferme oscillant entre 18 mois et deux ans avant d’être transférés vers un lieu plus serein. Cette litanie des relégués a fini par alerter le Parquet concerné sur le climat intra muros spécifique à l’endroit tant il est vrai que les vexations, les humiliations, les brimades et les exactions sont la marque de fabrique de cette crèmerie. Il va sans dire que le prétoire (l’instance disciplinaire) bat son plein et fonctionne trois jours sur cinq en tant que petite entreprise qui ne connait pas la crise.
Je suis dans un centre de détention, ou plutôt j’étais, vu que je suis au mitard depuis 58 jours, qui n’a de centre de détention que le nom. On y a installé deux grandes boîtes, celle à rêve et celle à promesse où chacun y perd tant sa dignité que son âme selon ce qu’il y porte. Ce qui amène à la question de la réhabilitation et de la resocialisation de l’enfermé au grès de ses demandes. Ici tout est a minima. Nombreuses sont les sorties sèches car les aménagements de peine sont portion congrue. À croire que le tribunal de l’application des peines serait composé d’anciens forain(e)s, vous faisant miroiter le gros lot à la loterie de la liberté pour ne vous apporter que ceux de consolation, à savoir quelques permissions de sortir, comparables au carré de sucre que l’on donne au chien de la maison pour s’être bien comporté durant le repas !! Certains, dont moi-même, ne sollicitent plus rien si ce n’est le Transfert, d’où ma position au mitard, refusant de réintégrer un lieu aussi délétère.
Dans cette usine du crime, tous ces acteurs ne sont ni plus, ni moins, que des orfèvres de la récidive. Ils la cisèlent doucement et sûrement à dessein de favoriser la pérennité du système répressif. Car il ne faut pas se leurrer, tout ce qui a été infligé intra muros a de fortes chances d’être régurgité sur le système social dès l’élargissement s’il n’est d’une prise de conscience effective de l’intéressé par un travail personnel ou assisté opéré sur soi-même. C’est le fondement de la récidive. J’en viens à dire que ces gestionnaires de tout poil ont la naïveté des fabricants de Zyklon-B prétendant ne savoir à qui a été destiné leur invention. N’est pire aveugle que celui qui ne veut voir ! Quant à certains nervis locaux, ils font preuve d’une conscience professionnelle digne des cheminots français huilant les essieux des wagons afin qu’ils ne transitent mieux vers les camps sans retour.
J’ai eu le temps d’observer tout ceci durant de longs mois, consignant mes observations et autres états d’âme dans un « Journal d’Anne Franck » administratif, scrutant la partie adverse telle une engeance susceptible des pires excès et autres dérives.
Dans ce vaisseau spécial au sein d’un désert rural, les services annexes sont complices du climat local. Chacun y trouve son compte et relève d’un esprit sectaire. Si l’on parle du service d’insertion et de probation, gageons que ce sont les flics de demain et que le brassard orange fluo leur conviendrait à merveille dans certaines situations où leur quête inquisitrice ne ferait honte à Torquemada [2]. Ils sont à même de ruiner les espoirs de chacun sur un simple rapport à consonance négative transmis au juge de l’application des peines. Aucune objectivité ne transpire de ce service, obséquieux, fielleux et administrativement inféodé. Ces vendeurs de rêve sont là pour nourrir l’espoir immédiat de pauvres XXX submergés par leur sentence et qui ne savent plus à qui s’en remettre pour trouver un quelconque réconfort. Ce sont souvent les mêmes qui se réfugieront tôt ou tard dans les traitements, chimiques, guettant la Brink’s des médocs déambulant chaque matin dans les coursives. Pris dans l’engrenage, il devient très difficile de s’extirper indemne de ces ravages synergiques qui vous broient progressivement. Ce milieu aliénant vous départit progressivement de votre personnalité si vous n’opérez quotidiennement l’effort nécessaire pour vous en prémunir. Dans ce mastodonte déshumanisant qu’est Annoeullin, se protéger c’est remettre chaque jour son ouvrage sur le métier quant à savoir si la trame est toujours serrée tant un relâchement est préjudiciable. Ne rien laisser paraître, c’est se préserver d’autant car faute de quoi, ils parviennent à s’immiscer dans vos failles et appuyer là où cela fait mal.
Dans cet univers hyper-camérisé, l’intimité est un mot creux autant que la liberté est une valeur, un concept vide de sens. Vous ne disposez jamais de vous-même, même la nuit de par les rondes excessives inscrites dans un voyeurisme malsain où l’absence d’angle mort vous place à la merci du premier maton venu, masculin ou féminin. « 1984 » d’Orwell n’est qu’un thème suranné car le contrôle de la pensée a présentement dépassé le cadre du roman de science-fiction. Tout est rapporté, amplifié, déformé et expédié à la direction par le biais du cahier électronique de liaison dont la substance alimente les briefings.
Vous avez saisi que chacun y transcrit ce qu’il souhaite au gré de ses humeurs ou de son ressenti à l’égard d’un détenu, noircissant le trait à outrance, tout en sachant que de tels constats ont une répercussion directe sur l’avenir pénal de l’intéressé en matière d’aménagement de peine ou d’autres démarches judiciaires.
Il est à retenir que cet établissement parvient par une politique perverse à modifier les caractères, à déconstruire progressivement les individus, ruinant d’autant les efforts antérieurs opérés dans le cadre d’un travail d’amendement. Certains ici vous instillent le doute quant à vos capacités intrinsèques et vos possibilités de réadaptation, tentant de vous faire croire que vous seriez à l’origine l’unique responsable de votre infortune présente et que votre destin est des plus hypothétiques s’il ne relève que de vous-même. Ils vous plongent par ce biais dans un procès d’infantilisation et de déresponsabilisation à outrance, faisant de vous l’inadapté qu’ils souhaitent et justifiant par là même leur opportune intervention. Le détenu devient dès lors la caution professionnelle d’un partenaire privé prédateur qui se repaît du malheur d’autrui, tout autant qu’il n’est qu’alibi de ses émoluments.
Beaucoup d’entre nous ne sortiront pas indemnes de leur passage local. Quitter cette place sans un allongement de sentence et sans être l’objet d’un sévère rapport physique est un exploit en soi.
Je ne sais si je serai encore dans ce bourbier lorsque vous recevrez celle-ci mais j’apprécierais que vous puissiez me faire parvenir un exemplaire de votre journal. Le GEP vous transmettra mes nouvelles coordonnées le cas échéant. Il est en possession de nombreux témoignages crédibles, vérifiables, et il possède les coordonnées de mon conseil qui a réalisé localement un geste de désapprobation pacifiste en s’allongeant au sol devant la commission disciplinaire, ce qui a provoqué une crise, lorsque l’imprévu s’invite...
Espérant bonne réception,
Cordialement,
X.