Le 6 février dernier, la justice condamne la Ville de Lille et la préfecture pour « voie de fait » quant à l'expulsion illégale d'un camp de Roms. Une trop rare occasion où ceux qui s'offrent quelques libertés avec l'État de droit se font tirer les oreilles par le tribunal. Retour sur un cafouillage où la pref' et la Mairie se refilent la patate chaude et où s'effondrent les petits arrangements.
Le 3 novembre à Vauban, un camp de Roms est expulsé deux jours après le début de la trêve hivernale. L'expulsion est expéditive et sans préavis. Une quinzaine d'habitant.es dont huit gosses sont tiré.es du lit à 7 h 30. Un cortège les attend à l'extérieur : fonctionnaires de la propreté urbaine, fonctionnaires de la préfecture, policiers nationaux et leurs collègues municipaux. On laisse cinq minutes à la populace pour sortir des cabanes. Une pelleteuse qui arbore le logo de la Ville de Lille vient réduire le camp en gravats sous les yeux des habitant.es, des soutiens et des quelques journalistes, dont ceux de La Voix du Nord, qui prennent des photos.
Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup
En voulant savoir sur quelle base juridique ce petit monde expulse pendant la trêve hivernale, on s’aperçoit que personne n’assume la décision. À la préfecture, on nous renvoie vers la Mairie et inversement. En soutien à l'une des familles expulsées, la ligue des droits de l'Homme, Amnesty International, la Fondation Abbé Pierre, le GISTI (Groupe d'information et de soutien aux immigré.es) et l'association William Penn demandent des éclaircissements sur cette curieuse affaire. L'avocate Muriel Ruef assigne la ville de Lille et l'État en voie de fait : « ils n'ont pas obtenu de décision de justice alors que c'était la trêve ». La « voie de fait » est le pire reproche qu'on puisse adresser à une administration car celle-ci est tenue d'agir dans le respect des lois. La ville de Lille et donc sa première responsable, Martine Aubry, sont tout simplement accusées de rompre la continuité de l'État de droit et donc de porter matériellement et illégalement une atteinte grave à une liberté fondamentale. Bref, d'avoir appliqué une décision illégitime et arbitraire.
Aubry bricole avec La Brique
Mise au parfum, le 18 janvier vers midi, La Brique s'invite aux vœux à la presse du Maire. Rien de tel qu'une question qui fâche pour souhaiter la bonne année à celle qui disait de nous qu'il n’y a « que des saloperies dans ce journal ». Celle-là même qui se fait prier pour modifier l'arrêté municipal qui entrave la liberté de la presse à Lille et nous a valu une victoire au tribunal.
Dans la cohue, les journalistes se précipitent sur Aubry comme une armée de consommateurs peu avisés sur un pot de Nutella en promo. Aubry s'en échappe in extremis pour tomber sur... La Brique. « Madame Aubry, qui est responsable de l'expulsion du camp de Roms ? ». À notre grand étonnement, l'édile, rattrapé entre-temps par la nuée de journalistes, nous répond. « Vous n'enregistrez pas là hein... » s'inquiète-elle avant d'expliquer : les riverains ont appelé alors que des cabanes étaient en train d'être construites, cela constituait un flagrant délit. Sur la base de cette flagrance de 48 heures, on peut expulser. Flagrance bien pratique illustrée par Aubry « demain, j'ai quelqu'un qui s'installe sur la Grand'place la nuit, qui met en place un campement, je ne peux rien faire. » Sauf que d'après les assos, le camp était là depuis trois semaines lorsque l'expulsion a eu lieu. Quant à la réalité juridique de cette flagrance, on cherche encore.
En somme, Aubry assume et sort du bois : « Vous n'êtes pas d'accord avec ma décision, mais c'est une décision collective. Et je ne comprends pas ce qui s'est passé. » [sur le fait que la mairie n'ait pas reconnu immédiatement la responsabilité de l'expulsion, via leur avocate] et de marteler « j'ai pas l'habitude de ne pas assumer les décisions que je prends ». On prend acte.
Devine qui nous appelle cinq heures après...
Coup de théâtre ! « Allô La Brique... ici Martine Aubry ». Onze ans de travail acharné, de critique sociale et de dessins au vitriol : on pensait vraiment être déshonoré.es et mis définitivement au ban parmi les infâmes torchons divulgateurs de « saloperies » et voilà qu'Aubry nous sonne !
Durant cette trêve de désamour, Madame le Maire nous informe qu'en fait « ce n’est pas la mairie qui a décidé l'expulsion, mais le Directeur de la Sécurité Publique. » Quatre minutes d'appel pour un rétropédalage façon c'est pas moi, c'est l'autre... Quand bien même, la personne à qui revient la décision c'est le procureur, pas le Directeur de la Sécurité Publique (DSP).
Aubry le sait, elle est même tenue, dans la chaîne du droit, d'obéir au procureur. C'est peut-être même pour ça qu'elle a tenu à nous appeler, pour se laver d’une responsabilité [pénale] qu'elle assumait cinq heures avant et refiler la patate chaude. On appelle alors Muriel Ruef, l'avocate de la famille Rom qui n'en revient pas : « Mais pourquoi diable parle-t-elle du DSP, ça n'a rien à voir » et ajoute « La procureure m'a attesté par écrit qu'elle n'avait jamais demandé qu'on expulse et encore moins qu'on détruise les habitations de ces gens. »
Faites ce que je dis...
Au jeu de la fake news, Aubry avait pourtant débuté ses vœux à la presse en félicitant La Voix du Nord qui mettait fin aux relectures post-interviews des politiques. Patrick Jankielewicz, rédacteur en chef de La VDN, écrivait la main sur le cœur : « Cette relecture avant parution nous paraît encore plus inadmissible dans une époque où le citoyen entend pouvoir faire le tri entre fausse et vraie nouvelle mais aussi entre information et communication. Nous mettons donc fin aujourd’hui à cette pratique, ce qui nous conduira à enregistrer les entretiens et à les restituer fidèlement dans leur contexte ».
Il y a d'ailleurs fort à parier que le numéro de La Brique ne fut pas le seul à être composé ce soir-là par Aubry. En effet, un article de La Voix du Nord portant sur l'expulsion, sorti sous le titre « Roms expulsés : Martine Aubry revendique la décision » sera mis à jour sur le site internet du journal trois fois dans la soirée, pour devenir « Martine Aubry assume » puis finalement, dans sa dernière mouture, « approuve », minimisant toujours plus la responsabilité d'Aubry dans cette histoire. Un sens tout particulier de la relecture. Contacté par mail à ce sujet, le rédacteur de l’article ne nous a toujours pas répondu.
Pax Romana ?
Il est de bon ton pour le tribunal de sonner la fin de la récréation et de défendre son pré carré. La sentence est évidement une mauvaise nouvelle pour la mairie de Lille et la préfecture : « Quand bien même les services de la police nationale seraient intervenus la veille de l’expulsion aux fins de constater et poursuivre une infraction pénale, aucun texte ne permettait ni à l’État ni à la commune de procéder à la moindre expulsion sans autorisation judiciaire ». On se demande ce qui a bien pu arriver aux décideurs de ces institutions pour ne pas recourir à la justice avant l'expulsion, si ce n'est l'excès de confiance. Au final, la famille Rom touchera 2 000 € de dommages et intérêts et les associations ne seront pas reconnues juridiquement pour leur soutien.
Une bien maigre victoire, face à une autre réalité. Le même jour sortait un rapport de la Ligue des droits de l'Homme et de l’European Roma rights center : en France, en 2017, 11 039 Roms ont été évacué.es de force de leurs campements. Soit une augmentation de 12 % par rapport à 2016. Et de refiler cette fois-ci, la patate chaude à une autre commune ?
Harry Cover