Le 16 janvier, les rédactions de Nord Éclair et de La Voix du Nord ont fusionné. Une rédaction, trois cent soixante journalistes, trois quotidiens, quatre hebdomadaires, un mensuel, une télé, des sites communautaires. Le groupe Voix du Nord (VDN), c’est du journalisme total. Tirant les ficelles, l’empire Rossel est à la manœuvre...
Dans le monopoly de la presse quotidienne régionale (PQR), le belge Rossel, propriétaire du groupe VDN, domine quasiment tout le paysage médiatique du Nord-Est de la France. Un mastodonte, créé par des décennies de mouvements de concentration de la PQR. Tissant sa toile, Rossel voulait aussi se payer les titres du Groupe Hersant Média (GHM), comme Nice Matin, Corse Matin, La Provence. Hersant ne voulait pas, finalement ce sera plutôt Bernard Tapie. Dernière prétention en date du belge, Le Parisien était dans le viseur...
Petits soldats
Laboratoire pour tous les groupes de PQR, cette fusion des rédactions inquiète. Au premier chef les journalistes de Nord Éclair. Pas de licenciements, mais une dizaine de CDD ne seront pas reconduits. Les cinquante-cinq rédacteurs-rices du titre se retrouvent bombardés au sein de la méga-rédaction de la Tossée, dans la Zone de l’Union. Ils travailleront désormais avec les journalistes de La Voix, dans un large open space, façon télémarketing. Un espace « multi-pôles », comprenez : presse papier quotidienne (NE, VDN, Direct Lille), hebdomadaire (quatre thématiques : sport, éco, culture, loisirs), magazine (Nordway, le fanzine publicitaire), télé (Wéo) et internet. « Un plateau industriel », commente un journaliste de La Voix, responsable CGT du syndicat national des journalistes. Les trois cent soixante journalistes écriront pour tous ces supports. Ainsi un-e journaliste de La Voix pourrait écrire le matin pour NE, l’après-midi pour Nordway. Le métier de journaliste a bien changé, le fil continu de l’information exige de mettre à jour les sites internet en temps réel, bref brasser de la dépêche AFP. Chacun-e aura un Iphone pour prendre photos et vidéos sur le terrain, autant dire la mort des photo-reporters.
Résignation et Accommodements
À l’annonce du projet, au SNJ Nord Éclair, l’humeur était à « la consternation ». Cette crainte partagée par beaucoup de journalistes, c’est notamment de perdre l’identité du titre. L’intersyndicale des rédactions VDN et NE ont voté à 98% contre le projet [1]. Pourtant lors du vote organisé par la direction en avril pour ou contre la fusion, un oui écrasant est sorti des urnes par 186 voix sur 228. Pour F. Lépinay, ancien journaliste de la VDN : « Quand on voit ce vote écrasant, c’est que le titre NE n’avait plus trop d’identité, les dirigeants n’ont pas voulu prendre le risque de lancer une formule de NE qui soit un peu différente ». Lors des différentes concentrations des années 2000, beaucoup de journalistes sont parti-es avec un petit pactole grâce à la clause de cession, qui leur permet de quitter un journal en cas de rachat. Par exemple, lors du premier rachat par Rossel de La Voix en 2000, soixante-dix d’entre eux ont quitté le titre (sur 350). Pourquoi alors cette « consternation » ne s’est-elle pas traduite par un rejet du projet ? Ou la création d’un autre canard, qui respecterait plus les valeurs des journaleux de NE ? Pragmatiquement : pour garder leur emploi.
Faux semblants
Nord Éclair a été racheté par le groupe Voix du Nord en 2000. Il fut un temps où leur politique éditoriale était différente, l’ancrage historique de NE sur un territoire ouvrier leur insufflait une dimension plus sociale. Mais l’araignée VDN a phagocyté sa proie [3]. Bonnet blanc, blanc bonnet (ou presque). En pleine opération cosmétique, le groupe VDN maintient l’illusion de la diversité de la presse régionale en gardant les deux titres. Jean-Marc Rivière, ex-tenancier de Wéo et rédacteur en chef adjoint de NE nous promet que « le positionnement des titres sera préservé ». Pourtant, il n’y aura plus qu’un seul chef à la rédac’. « On va être schizophrène mais c’est un bon exercice intellectuel », se justifie-t-il. Les schizophrènes apprécieront...
Lente Agonie
La mort de Nord Éclair, ce n’est pas un marronnier, mais un serpent de mer. Les deux titres sont nés autour de la deuxième guerre mondiale, sur fond de purge des journaux collaborationnistes et sont restés longtemps concurrents. Nord Éclair était plutôt positionné sur Roubaix, Tourcoing, les villes attenantes et quelques parties frontalières de la Belgique (plusieurs éditions belges existent toujours). La Voix s’imposait plutôt sur Lille et le reste de la région, notamment le bassin minier. De 70 000 tirages en 1998, NE tire aujourd’hui à 25 000. Et ce n’est pas par hasard... « En 98, Nord Éclair était gonflé contre La Voix du Nord, il y avait une réelle concurrence entre les rédactions, la volonté de se démarquer de La Voix. Nord Éclair a fait figure d’aiguillon, c’est fini », commente Philippe Alienne, du Club de la Presse [4]. « En quelques années, on a dépossédé Nord Éclair de sa capacité d’initiative, on lui a coupé les ailes à ce canard », renchérit Mathieu Hébert, le président du Club, et journaliste à Liberté Hebdo. Comment ? Par exemple en supprimant progressivement la plupart des rédactions locales, bien immergées dans les territoires, en surdiffusant la VDN dans les zones où NE avait une mainmise, ou en envoyant par erreur [sic] des exemplaires du premier aux abonnés du second... Plus significatif encore, NE qui continue d’être diffusé dans toute la région, a vu plusieurs de ses éditions dévorées par La Voix. Ainsi, dans la nouvelle formule de NE présentée en janvier par J.-M. Rivière, l’édition de Lille aura la « une » et les huit premières pages estampillées NE, le restant du canard et de la maquette seront VDN. Pour le bassin minier c’est pire, de NE, il ne restera que la « une » et la 4ème de couverture. Un journal de façade en somme...
Grand Capital
La PQR aujourd’hui, c’est une histoire de gros sous. Enterré, piétiné le programme du Conseil National de la Résistance qui insistait sur l’indépendance de la presse vis-à-vis de « l’État, des puissances de l’argent ». En 2008, Sarkozy alors président organisait les états généraux de la presse [sic]. Il souhaitait de grands groupes de presse français sur le modèle anglo-saxon. Plus facile en effet de contrôler l’information si celle-ci est dirigée par quelques amis... Ainsi, comme le rappelle DailyNord, « demain, si le groupe Rossel n’a pas envie de parler d’un scandale quelconque, c’est plus de cinq millions et demi de lecteurs qui n’en seront pas informés ». Pendant le gros de l’affaire du Carlton où la justice s’intéressait à quelques journalistes et dirigeants de La Voix, une réunion de crise a eu lieu tous les jours au siège. Leur avocat, Maître Riglaire a même été mis en examen pour proxénétisme aggravé en bande organisée... Mais pour ça, l’omerta est de mise dans les canards du groupe. Dernier exemple, l’affaire Pacory, un conflit d’intérêts où un grand banquier, actionnaire du groupe VDN, multipliait les casquettes et les confortables rémunérations qui vont avec. La vocation de Rossel est ailleurs : pour le bigboss du groupe VDN, Jacques Hardoin, sa mission est « l’accompagnement du développement économique social, culturel et sportif de la région. Nous ne sommes pas qu’un observateur qui compte les points » [5]. Main dans la main avec les grands patrons et les barons socialistes, pour faire rayonner la région. « Un média, c’est du business, de l’argent, de l’influence et du pouvoir […]. La Voix du Nord, c’est la voix de son maître, ils vont dans le sens du vent », analyse F. Lépinay. Et les maîtres ne sont pas bien loin, suffit de regarder leur numéro spécial tout à la gloire de Mulliez pour les cinquante ans du groupe. Soixante-seize pages de brosse à reluire en couleur. Bah oui, l’indépendance d’un titre, c’est bien peu de chose face aux sirènes du gros budget publicitaire des Mulliez...