Avant 2010, le dépôt pétrolier de Mardyck, près de Dunkerque, était une raffinerie, parmi les 13 existantes en France à l’époque. Une délocalisation du raffinage fait que 5 d’entre elles ont fermé entre 2010 et 2016. Blocages, pénuries, négociations décevantes avec Total, cet article du n°21 de La Brique (mars 2010) vous raconte cette lutte depuis le Nord. Et montre entre les lignes que les grèves d’aujourd’hui, 12 ans plus tard, sont très pertinentes dans la lutte contre le capitalisme et les actionnaires gloutons.
Du haut de ses 7,8 milliards d’euros (*) de bénéf’, Total avance « l’erreur de stratégie » pour justifier la fermeture définitive de la Raffinerie des Flandres (8 % de la production française du groupe). Le site s’étend de Grand Synthe à Loon Plage en passant par Mardyck, emploie 380 personnes et travaille avec plus de 400 entreprises en sous-traitance directe. Combien de familles touchées dans la région ! Les grévistes veulent maintenir l’activité de raffinage après le « grand arrêt ». Tous les cinq ans, on rénove et on sécurise les sites, pour un coût de 100 millions d’euros que les patrons n’iront pas chercher dans le porte-monnaie des actionnaires.
Depuis septembre 2009, l’activité est stoppée à un moment de « faibles marges bénéficiaires », et déjà circulent les rumeurs. Le doute plane jusqu’en décembre, l’illusion poussée jusqu’au bout : « la veille de l’annonce de la fermeture, un collègue a demandé aux supérieurs s’il pouvait effectuer sa demande de prêt pour acheter sa maison. Ils lui ont répondu qu’il pouvait le faire, "pas de soucis" », confie un gréviste. Pas forcément surpris, les employé-es sont écœurés se sentent lésés par le groupe. Tous connaissent les véritables raisons de cette fermeture. La crise est une excuse parfaite pour justifier la délocalisation des usines vers des pays où on exploite sans merci les hommes de la terre.
Le 12 janvier [2010], la grève démarre avec les premières provocations de la direction : lors de l’AG, le patron bouscule un salarié qui porte la banderole. Quelques jours plus tard, devant un piquet de grève, il fonce dans un tas de pneus avec sa grosse bagnole. Les ouvrier-es restent de marbre, frileux à l’idée que la presse relate autre chose que leurs revendications. Surtout avec un site SEVESO dont l’explosion suffirait pour rayer le Dunkerquois de la carte : « Ici c’est une mini bombe atomique, si on voulait être méchant on le serait, on ne veut pas saboter notre outil de travail, on veut juste qu’on nous donne une réponse » précise Eric. Quelques petites actions de asbotage ont tout de même lieu, les câbles de fibre optique sont coupés et un sapin abattu (sic!)… Rien que ne retienne l’attention.
Le 1er février, les grévistes vont chercher la réponse à Paris. Une rage carnavalesque débarque chez les patrons, à la Défense. Huit cent salarié-es de Total et leurs soutiens envahissent la tour Michelet et redécorent l’intérieur. « On est chez nous ! » scandent les salarié-es, avant de tenter d’enfoncer les lignes des vigiles et de passer le rideau métallique. Ils demandent la poursuite de l’activité dans le Dunkerquois, après le grand arrêt. Aucune décision de la part des grands pourris de Total. Les salarié-es préviennent : « On va mettre toutes les raffineries en grève ! »
Il flotte ce mercredi 17 février. Les quelques grévistes qui tiennent le piquet n’ont pas le moral, mais sous la tente « barbecue » ça graille et ça discute avec animation. Jeunes pour la plupart (entre 30 et 40 ans en moyenne), ils se trouvent dans une situation délicate, entre la maison fraîchement achetée, les enfants, la retenue de salaire qui finira par tomber…
C’est le cas de Claude (1), la trentaine, 10 ans d’ancienneté : « Ça fait plus d’un mois maintenant qu’on a commencé. On a des familles, qui nous soutiennent bien sûr, mais par exemple ma femme elle s’inquiète. J’ai plusieurs enfants. Elle me dit que si on va trop loin dans la grève on va tous êtres licenciés. Ils nous laissent dans l’incertitude et l’État ne fait rien. Ils espèrent que le mouvement va pourrir. Quant aux élus locaux, pour l’instant ils nous soutiennent, mais on verra ce que ça donne après les régionales ».
Le 18 février, les cinq autres sites de raffinage français du groupe débrayent et maintiennent la grève une semaine. La psychose d’une pénurie de carburant se répand dans les médias. Ce faisant ils évincent le problème de fond et les revendications des salarié-es. C’est le sentiment de David : « Tout le monde s’est fixé sur la pénurie, on a plus parlé de nous, et maintenant que la grève est « suspendue » jusqu’au comité central d’entreprise du 8 mars, le moral n’est pas au top. Les gens sont contents, ils peuvent rouler tranquilles. »
Le 23 février, fiers d’avoir fait avaler aux ouvriers qu’ils ont « avancé significativement » sur quelques points, les syndicats CGT et FO réussissent sans trop de mal à convaincre les grévistes. Est-ce une victoire que Total ferme les autres raffineries seulement dans (ou d’ici) 5 ans ? A la base, était-il question de s’assurer de l’avenir proche ou lointain des autres sites du groupe ou s’agissait-il de solidarité ? Quel habile revirement ! Et puisque les patrons promettent de ne pas licencier, juste d’arracher « leurs » employé-es à leur vie d’ici, il faut rentrer chez soi maintenant. Et dire merci. Ce n’est pas l’avis de Martin. Pour lui, la grève n’est pas finie même s’il n’y a plus beaucoup d’espoir : « A quelques jours près, ils étaient coincés. D’autres secteurs allaient nous suivre, les filières qui n’ont rien à voir avec le raffinage ! Les dépôts d’aéroports allaient se retrouver à sec, pareil pour les poids lourds, à un ou deux jours près on paralysait le pays… C’est vraiment dommage. » Quand on parle de l’appel à « suspendre » la grève des syndicats, et qu’on aborde le sujet de la différence entre « bases locales » et les représentants nationaux, il est plutôt clair : « Au-dessus d’eux [les secrétaires généraux des syndicats], à une ou deux personnes près, c’est Sarko, et vu que c’est bientôt les élections je pense qu’ils leur fallait un retour au calme très vite. » Il dit aussi qu’ils reçoivent une pression financière, parce que ça commence à faire un bout de temps qu’ils sont en lutte, mais aussi morale, de la part de Total, qui reste leur employeur… Quid de l’évolution de carrière de celui qui aura trop ouvert sa gueule, et jusqu’au bout ? La peur de se retrouver seuls les paralyse. Mais la force et la colère sont là...
J.L et L.C
Article issu du numéro 21 de La Brique, mars 2010. Il n’existait pas en version numérique, donc nous avons décidé d’enfin le publier.
* Au premier semestre 2022, TotalÉnergies réalise un bénéfice net de 10,4 milliards d’euros.
1. Tous les prénoms ont été changés.