Un jeune cordiste de 21 ans meurt au fond d’un silo.#Le procès met en évidence les responsabilités de l’usine Cristanol, géant sucrier de la Marne. Pourtant le groupe Cristal Union, propriétaire de la filiale Cristanol, n’est pas sur le banc des prévenus. Drame ouvrier contre impunité patronale. Quand la justice sert les intérêts des puissants.
Eric Louis, cordiste intérimaire et ouvrier-écrivain, chroniquait son métier dans La Brique : la pénibilité, la précarité, les spécificités et parfois la dangerosité extrême... Puis, le 21 juin 2017, c’est la mort qui frappe, le travail qui tue. Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, meurt dans un silo de l’usine Cristanol, à Bazancourt. Envoyé dans un silo de drêche (granulés d’alimentation du bétail faits de résidus de betterave et de blé), la matière sous ses pieds se dérobe soudainement, Quentin est aspiré sous les yeux de son collègue, Anthony, qui n’aura la vie sauve que grâce à deux autres cordistes descendus en catastrophe. Le rapport de l’inspection du travail met en évidence que les trappes d’écoulement ont été ouvertes durant l’intervention des cordistes, vidangeant ainsi le silo par sa base.
En 2012, deux autres cordistes - Vincent Dequin et Arthur Bertelli - sont morts sur ce même site pour des causes similaires. Pour ce double accident du travail mortel, Cristal Union fut condamné début 2019 pour homicide involontaire et manquements aux obligations de sécurité (1). La douleur de la famille et le traumatisme des collègues avaient alors trouvé un semblant d’apaisement, même si les peines prononcées étaient ridicules.
Une justice aveugle aux faits
Lors du procès pour la mort de Quentin, qui s’est tenu fin 2019, c’est l’incompréhension la plus totale quand l’entourage comprend que le géant du sucre n’est même pas sur le banc des prévenus. Cristal Union est simplement cité à comparaître au civil par l’avocat de la mère de Quentin pour des dommages et intérêts, mais ne risque rien d’un point de vue pénal. Son représentant présent le jour du procès ne prête donc pas serment, il vient juste donner sa version des faits. Son intervention n’aura que le mérite de mettre en lumière l’attitude changeante du juge : passant du dédain réservé aux prolétaires, au respect dû aux gens importants.
Malgré un rapport de l’inspection du travail qui établit que les trappes ont été ouvertes au mauvais moment, l’entreprise n’est pas mise en cause p ar la justice. Les manquements qui ont conduit au drame sont pourtant clairement établis : 5 infractions sur les 9 constatées sont imputables à Cristanol. L’inspectrice en charge de l’enquête, sachant que Cristanol ne serait pas cité, avait officiellement sollicité le procureur de Reims, par le biais de sa hiérarchie, pour lui demander expressément de remédier à cette situation inique au vu des infractions constatées. Comment justifier un tel oubli de la part de la justice ? L’avocat de la famille émet une hypothèse : « Je vais vous le dire. C’est à la Communauté Urbaine du Grand Reims que ça se joue. Au titre que Cristal Union est un acteur économique majeur dans la région. Et que le groupe est déjà mis en cause dans l’accident de 2012. Faut pas trop taper sur Cristal Union, c’est tout. » Le politique à la rescousse de l’image de marque de son patronat local ?
Un sucre au goût de mort
De fait, Cristal Union est le plus gros employeur de la région et pèse 2,5 milliards d’euros. Le poids économique suffirait donc à se défausser de ses responsabilités et à conchier la mémoire de jeunes ouvriers. Preuve du cynisme du groupe : au lendemain de la mort de Quentin, Cristal Union publie un communiqué de presse pour vanter « sa forte rentabilité » et son « excellente situation financière ». Lors de l’A.G. annuelle du groupe en 2018, la direction vante la production et les cadences records (2), notamment sur le site de Bazancourt où sont morts trois cordistes en cinq ans. Si on ajoute les salariés morts au travail sur les autres sites du groupe, on atteint les 6 morts depuis 2012 (3) le dernier datant du 25 décembre 2019. Cristal Union vous souhaite un joyeux Noël !
Difficile de ne pas mettre en parallèle « les cadences records » avec « les accidents mortels records ».
Le procès pour le drame de 2012 a mis 7 ans avant se tenir pour finalement aboutir à une condamnation. Pour Quentin, deux ans d’instruction ont suffit mais avec une « certitude d’innocence » à la clé pour Cristal Union. Seul le sous-traitant (ETH) qui embauchait Quentin écope d’une condamnation : 10 000 euros d’amende en sursis. Cristal Union qui n’est donc pas jugé au pénal, se retrouve également exempté de toute condamnation au civil et ne déboursera aucun dommages et intérêts pour la famille.
La justice de classe apprend de ses erreurs.
Brubru
- Lire "À corde et à cri", N°58 de La Brique. L'un des dirigeants de Cristal Union avait écopé de 6 mois de prison avec sursis et 100 000 euros d'amende pour l'entreprise.
- Voir le reportage Cordiste, une profession mortelle. Notre valeureux confrère Franck Depretz y interpelle directement le président de Cristal Union durant l'AG.
- Selon le collectif « Accidents du travail : silence des ouvriers meurent ».
Morceaux choisis du procès de Quentin, narré par Eric Louis
Anthony explique avoir cessé de s’enfoncer dans la drêche qui emportait son corps par le fond vers une mort certaine, quelques secondes après avoir entendu hurler loin au dessus de sa tête « Fermez les trappes ! Fermez les trappes ! » Au mépris de toute déontologie, Pierre Creton essaiera de lui faire dire que les trappes étaient fermées. Jouant sur les quelques minutes pendant lesquelles Anthony, épuisé par l’effort, enseveli au fond d’un silo surchauffé, dans l’obscurité, étouffé par la poussière, après avoir vu Quentin disparaître, a failli perdre la vie. Par cette insistance, le président de la cour montre qu’il a compris l’enjeu que représente le pilotage des trappes de soutirage, alors que des ouvriers sont à l’intérieur du silo. […] Le président Creton, jusque là peu amène avec les témoins précédents, se redresse, projette son corps en avant. Il devient instantanément affable, attentif, réceptif. On est entre gens du monde tout-à-coup. Maurice Lombard (le représentant de Cristal Union) a tout le loisir de donner sa version des faits. D’autant qu’il ne prête pas serment, il peut se permettre de mentir impunément. À la question « Existe-t-il des moyens mécaniques permettant de décolmater les silos, afin d’éviter de faire entrer des travailleurs à l’intérieur ? ». Il répond « Je ne me souviens pas d’autres techniques. » Personnellement, de mémoire, je peux citer des vibreurs, des canons à air, des camions aspirateurs… C’est d’ailleurs à l’aide d’un camion aspirateur qu’un prestataire a fini de vider le silo, le 21 juin 2017, après l’accident, afin de récupérer le corps de Quentin. […] En un ultime acte d’abject mépris, Pierre Creton clôt la séance, n’invitant même pas les parents de Quentin à venir s’exprimer à la barre. Je cherchais à mettre des mots sur ce que je venais de vivre : ils ont sali la mémoire de Quentin… ils ont craché sur sa tombe… ils n’ont été que mépris. Tout ça oui, bien-sûr, évidemment. Mais ce n’était pas que ça. C’était plus que ça. C’était pire que ça. Ils ont tué Quentin une deuxième fois. |
Les Cordistes en colère
L’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, présente auprès de la famille de Quentin, existe depuis peu. Créée à l’occasion du procès pour la mort d’Arthur et Vincent, elle a l’ambition de ne pas laisser les familles de victimes seules face à ce genre de drame. On compte près de 8500 cordistes en France. 23 sont morts au travail depuis 2006... et combien d’accidents graves ? Les chiffres ne sont pas exhaustifs pour cette profession qui n’a ni code APE (Activité Principale de l’Entreprise), échappant ainsi à toute statistique officielle, ni convention collective et qui souffre d’un manque de reconnaissance. Elle compte 50% d’intérimaires, souvent jeunes et peu expérimentés. Ces cordistes ne pèsent pas lourd face à leur employeur, lui-même employé par plus gros que lui.
Suite à ce « faux procès » comme le dénonce Eric Louis, les Cordistes en colères ont publié une lettre ouverte où s’affiche leur indignation face à ce déni de justice et leur volonté de ne rien lâcher pour la suite de ce combat et des suivants. On y apprend aussi que leur association s’est vue refuser une demande de reconnaissance d’utilité publique. Décision émanant d’un avis négatif du procureur de la République de Reims. L’association la perçoit comme politique afin d'éviter que ne naisse une « association anti-Cristanol ».
Le livre Chroniques sur cordes, « écrit sur le vif des chantiers, au fil des journées de cordiste, entièrement édité, écrit, relu, maquetté, illustré, imprimé, assemblé, relié, massicoté par des travailleur.ses bénévoles, hors du moindre lien de subordination, de toute hiérarchie… » est en vente sur le site de l'association. |