La loi du 23 mars 2020, qui introduit l’état d’urgence sanitaire, et les ordonnances prises en conséquence, ont des répercussions concrètes à Lille comme ailleurs. Maître Antoine Chaudey, du barreau de Lille, accepte de nous éclairer sur ce point.
La Brique : Qu’est-ce que change concrètement l’état d’urgence sanitaire et les ordonnances relatives à la procédure pénale à Lille ?
L’une des conséquences importantes est relative à l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 et concerne la prolongation des mandats de dépôt des personnes placées en détention provisoire. La détention provisoire consiste à placer une personne en prison dans l’attente de son jugement. L’article 16 de l’ordonnance permet, selon l’analyse qui en est faite par les juridictions, de prolonger automatiquement et sans débat tous les mandats de dépôt en cours. Cela concerne 25 000 détenu.es présumé.es innocent.es, qui voient leur détention provisoire prolongée automatiquement de plusieurs mois, alors qu’un débat contradictoire doit normalement être organisé, en présence de toutes les parties. C’est hallucinant. On peut clairement dire que des personnes se trouvent aujourd’hui arbitrairement détenues au nom de la crise sanitaire.
L.B : Et les conditions sanitaires sont désastreuses…
Oui. À Lille, les geôles n’ont pas été mises en conformité avec les exigences sanitaires actuelles. Alors que tous les commerces ont mis 48 heures à installer des plaques de plexiglas et à donner du gel hydroalcoolique à leurs salarié.es, la justice ne fournit rien, ni aux avocat.es, ni aux détenu.es. Mais on nous dit qu’il n’y a pas de problème, car on peut faire nos entretiens en garde à vue par téléphone… Sans voir la personne, sans pouvoir lui montrer les procès-verbaux, sans même avoir de certitude sur la sécurisation des échanges… c’est impensable pour les droits de la défense. Tout cela parce que le service public de la justice est incapable de mettre en conformité ses locaux avec les exigences sanitaires. Il suffirait pourtant de donner des masques, de mettre des plaques de plexiglas, d’avoir des salles plus grandes et du gel hydroalcoolique ! Nous n’avons pas à choisir entre la santé et l’exercice des droits de la défense.
L.B : Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été déposée à Lille il y a quelques jours. Pourquoi ?
L’objectif est de contester la légalité du délit de violation de confinement. Après plus de trois verbalisations dans le mois, la violation de confinement se transforme en délit, puni de six mois d’emprisonnement, ce qui permet donc un placement en garde à vue et le recours à des procédures accélérées. Ce délit n’a été mis en œuvre que pour « criminaliser » un peu plus le comportement des gens, pour faire du chiffre, et rendre visible la répression, dans les tribunaux, les médias… D’autant que l’on peine à comprendre son efficacité concrète… Plusieurs points sont critiqués dans la QPC. D’abord, le délit est trop flou dans sa rédaction, il manque de clarté et l’identification des comportements punis par la loi n’en est que plus difficile. Cela laisse place à de nombreux abus. Par ailleurs, le délit porte atteinte à la présomption d’innocence, puisqu’il est constitué par plus de trois violations de confinement dans le délai d’un mois – violations établies sous la forme d’une contravention – alors que l’on dispose dans le même temps de 45 jours pour contester une contravention… Le délit pose aussi des questions en termes de respect de la vie privée eu égard aux fichiers utilisés pour le recensement des contrevenant.es. Bref, tout cela renvoie à une forme de justice rendue dans la rue, par les policiers, et cela n’est pas acceptable.
L.B : Comment la répression se traduit-elle concrètement à Lille ?
À Lille, le parquet pratique depuis peu la « CRPC-déferrement ». La CRPC (comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité), est une procédure accélérée qui, sous réserve d’une reconnaissance des faits par le prévenu, entraîne sa condamnation sans débat à l’issue de sa garde à vue. Le parquet défère les personnes pour violation de confinement et les condamne à 60 heures de travail d’intérêt général (TIG). Le problème de cette pratique, c’est qu’elle prive de tout débat sur la constitutionnalité du délit, comme je viens de l’évoquer. Car quand une personne sort de 24 ou 48 heures de garde à vue, et qu’on lui propose 60 heures de TIG, elle préfère accepter et rentrer chez elle directement. De ce fait, nous ne pouvons soulever aucun moyen sur la légalité de ce délit. Le risque est donc que des personnes soient condamnées pour un délit illégal.
L.B : Lundi 13 avril, vous avez écrit une lettre ouverte ?
Oui. Une trentaine d’avocat.es lillois.es de tous bords ont signé une lettre ouverte, pour dénoncer toutes les violations des libertés fondamentales qui découlent des ordonnances relatives à l’état d’urgence sanitaire. C’est notamment pour dénoncer cette pratique de la CRPC-déferrement, qui n’avait jamais été pratiquée à Lille auparavant. Cette lettre clarifie également notre position quant aux entretiens téléphoniques que l’on nous propose en garde à vue ou dans les geôles du tribunal. Nous défendons des gens, et non pas des dossiers ! La lettre revient aussi sur la prolongation automatique des détentions provisoires, comme on en parlait tout à l’heure. Il s’agit d’atteintes sans précédents aux droits de la défense, d’autant que l’on peut vraiment craindre que ces mesures persistent après l’état d’urgence sanitaire, comme c’est toujours le cas. Si nous sommes en guerre, c’est bien les libertés publiques qu’on assassine.
Propos recueillis par Moustique