« Ceux qui appellent aux manifestations demain savent qu'il y aura de la violences ». Il ne pouvait pas être plus clair, Christophe Castaner, à la veille de la manif du samedi 12 janvier. Quoi qu’il arrive, l’État s’apprête une nouvelle fois à faire preuve de toute sa violence.
Pour ce 9e Acte, le gouvernement pousse encore un peu plus loin la réponse sécuritaire au mouvement social qui refuse de se taire. La pression est renforcée sur les personnes qui organisent et qui s'investissent, mais aussi sur toutes celles qui seront simplement présentes dans des cortèges non déclarés, ou en possession de matériel de soin et de protection.
Un nouvel arsenal juridique liberticide
Quelques jours plus tôt, le 7 janvier, Édouard Philippe annonçait sur TF1 l'examen d'une loi – une de plus - visant « à prévenir et sanctionner les violences » en manifestations. Parmi les propositions jetées sur la table : la possibilité de sanctionner plus fortement la participation à une manifestation non déclarée, l'instauration d'une interdiction administrative de manifester (qui prendrait la forme d'une obligation de pointer au commissariat avant toute manifestation), la transformation en délit de la dissimulation du visage en manifestation ou encore la création d'un fichier national des manifestants considérés comme violents.
Ces mesures sont calquées sur les lois anti-hooligans, où fichage et pointage sont déjà en vigueur. Ce n’est pas un hasard : les matchs de foot sont, depuis les années 2000, le laboratoire du contrôle répressif des foules. Un terrain d’entraînement pour la gestion à plus grande échelle de rassemblements contestataires. Il ne faudra pas s’étonner si on se retrouve un jour contraint.es de manifester enserré.es dans des fan-zones sponsorisées par Carrefour1.
Appliquées à l’ensemble de la population, les mesures semblent viser trois objectifs : empêcher et décourager de manifester, permettre des arrestations préventives, ficher et surveiller. À cela s’ajoute la criminalisation de la possession des outils de soin et de défense passive : lunettes de piscine, sérum physiologique, trousses de soin, etc.
Selon le journaliste David Dufresne, depuis le début du mouvement des gilets jaunes, l'arsenal juridique disponible a déjà permis au gouvernement de mettre 5 000 personnes en gardes à vue, d'énoncer 4 000 réponses pénales et d'incarcérer 216 manifestant.es. Visiblement, ça ne suffit pas.
Une loi « anti-casseurs » pour Castagneur |
Reprendre le modèle de la lutte contre le hooliganisme pour muscler son arsenal répressif - en voilà une idée qu'elle est bonne ! Le texte de loi encadrant ce nouveau dispositif va être à l'étude d'ici la fin du mois de janvier. L'autorisation de ficher « les casseurs », réclamée de longue date par le très droitier syndicat de police Alliance, est sur le point d'être accordée par le gouvernement d’Édouard Philippe. En s'inspirant directement du FNIS2, l'idée est d'identifier puis de répertorier des manifestant.es « violent.es » dans un fichier national spécialement dédié, pour leur interdire l'accès aux manifestations. Le texte visera également à sanctionner plus sévèrement les personnes qui organisent des manifestations non déclarées et à transformer en délit le fait de masquer son visage lors d'une manifestation - puni actuellement d'une contravention. Par ailleurs le gouvernement veut renforcer le principe du « casseur payeur », en leur imputant plus facilement la réparation de dégâts commis en cas d'attroupement. Une atteinte grave à la liberté de manifester se profile : le simple fait de participer à une manifestation non déclarée pourrait suffire pour faire partie de la liste. Partout sur les chaînes de télé, sur les ondes, dans la presse, on entend cette injonction de déclarer les manifs afin qu'ils puissent appliquer leurs dispositifs liberticides. |
La peur ne passera pas
Les propos d’Édouard Philippe comme ceux de Castaner visent à mettre encore plus sous tension le mouvement. À Lille, les rumeurs circulent : « il y aura des contrôles préventifs », des « fouilles », des « palpations », « un canon à eau », « les flics seront en nombre, sévères », « les manifestant.es qui voudront manifester seront nassé.es et interpellé.es ». La violence annoncée par Castaner trouve des échos dans les rangs. Signe d’une réussite de la stratégie de la peur ? Rien n’est moins sûr, quand on voit plusieurs milliers de personnes s’engager en manif' sauvage sans la moindre hésitation, s’exposant à une répression systématique.
Et une nouvelle fois, ce samedi 12 janvier, les forces de l'ordre s’en sont encore données à cœur joie. Le message du durcissement a été bien compris par les gilets jaunes qui continuent d’expérimenter l’intensification de la répression jadis vécue par les militant.es lillois.es. À mouvement exceptionnel, dispositif exceptionnel. Il est fort à parier que cette stratégie frontale dont le but est d’être dissuasive pour qui voudrait exprimer son mécontentement renforcera la détermination du mouvement.
Instaurer un climat sécuritaire
À Lille, le quartier de République est bouclé. Peu de temps avant le départ de la manif', un groupe de médics (militant.es formé.es aux premiers secours) se rassemble, facilement identifiables à leur brassard blanc. Les RG les ciblent directement et laissent les flics intervenir. L'arrestation est musclée : débarqués en voiture, les bleus, armés, les plaquent au sol. Sur l'après-midi, neuf medics sont mis.es en garde à vue. On leur reproche la participation à un « attroupement en vue de commettre des dégradations », et la possession de ciseaux à bout rond. Le procès aura lieu en février.
La rumeur des fouilles systématiques se vérifie : les flics fouillent les sacs, palpent les gens qui cherchent à accéder à la place. Ils confisquent lunettes de piscine, sérum physiologique et tout objet jugé « dangereux » par destination. Et ça agace les manifestant.es, considéré.es suspect.es pour le simple motif de vouloir participer à la manifestation.
À 14h, plusieurs milliers de manifestant.es sont réuni.es, prêt.es à s’engager dans les rues de Lille. Près de 3000 selon la Voix du Nord préfectorale, 8 000 selon le niveau de décibels.
« Benalla, Castaner, en prison »
La manifestation démarre en sens inverse du trajet habituel. La gaieté et la colère, les slogans et les feux d’artifices éclatent sur les boulevards. « Libérez Christophe », « Benalla, Castaner, en prison », « Macron, démission » et l’entêtant refrain « Macron, on vient te chercher chez toi ! ». À l'approche de la Grand Place, la présence visible des forces policières ranime un « Tout le monde déteste la police », de plus en plus unanime au fil des semaines.
À l’entrée de la rue Esquermoise, deux fourgons de flics se font face, occupant toute la largeur de la rue. Ils bloquent assez efficacement le passage vers le Vieux-Lille. Ou comment une rangée de CRS peut être avantageusement remplacée par deux camions bleus. La stratégie policière est cousue de fil de soie : pas question que les manifestant.es aillent déranger les soldes des boutiques du Vieux-Lille. Le trajet devra continuer sagement vers la gare, puis la rue du Molinel pour rejoindre son point de départ en toute sérénité.
Cortège en lutte, cortège buté
C’était sans compter sur la détermination du cortège, qui se scinde en deux, rue du Molinel. Quelques dizaines de gilets jaunes poursuivent le trajet imposé. [On voit disparaître sans regret un drapeau flamand]. Le gros de la manif' a décidé de prendre la tangente, marchant sur Pierre Mauroy (ex Rue de Paris). direction Porte de Paris, point de départ familier des cortèges lillois.
Pour empêcher le cortège officieux de se diriger vers la Mairie de Lille, une vingtaine de baqueux accourent, flash-ball et gazeuses à la main. Les manifestant.es poursuivent ailleurs, bloquent le boulevard de la « Liberté sous contrôle ». Devant le parc aux grilles rouges, des gens du quartier s'arriment à la manifestation. Les bus klaxonnent boulevard Louis XIV, salués par la foule, les gilets jaunes hésitent sur le chemin à prendre, avant de viser le siège de Région et le périphérique.
Les CRS sont les premiers arrivés sur le rond-point sensible, devant le beffroi de béton. Baqueux et gendarmes mobiles se tiennent à leurs côtés, ils se préparent. Le chef d'escadron envoie une première sommation, mollement et sans écharpe, se fait huer, recommence avec écharpe et un peu plus d’entrain. C’est la moindre des choses. Puis vient la charge. Une salve de grenades lacrymogènes, en grand nombre, pleut sur la rue. À travers le brouillard, on entend les flics se donner du courage : « Pas de quartier les gars, pas de quartier »3. L’expression « Pas de quartier », issue de la piraterie, signifie n’épargner aucun ennemi. Au sens figuré, « être impitoyable ».
La violence qu’annonçait Castaner est bien au rendez-vous. Elle prend la forme d’une invraisemblable quantité de gaz envoyée, et on compte au moins deux blessures par tirs de flash-ball. Deux manifestants ont été blessés, l’un touché à la cuisse et évacué par les camarades, l’autre est touché à la jambe, ce sera une fracture du péroné. Les gilets jaunes se réfugient dans les rues et ruelles adjacentes, crachent leurs poumons, se comptent, reforment des groupes.
La liste des victimes des violences policières s’allonge encore |
Depuis le début du mouvement, la violence exercée par les casqués envers les gilets jaunes est effroyable. Selon Libération4, au 11 janvier, l'Inspection générale de la police nationale a été saisie de 78 dossiers de violences policières. 78, alors que le journaliste David Dufresne dénombre plus de 300 signalements de blessures graves ou de bavures au niveau national, vidéos à l’appui. « Je n'ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou un journaliste », prétend le ministre de l’interieur Castaner alors que les témoignages se multiplient, faisant de celui-ci un propagateur impuni de « fake news ». Toujours selon Libé, depuis le début, une dizaine de personnes ont perdu un œil, 4 autres ont perdu une main. On parle aussi de blessures d’éclats de grenades, de brûlures, d’organes touchés, d’os et de mâchoires fracturées, etc. Neuf semaines après le début du mouvement et de sa répression, les médias dominants semblent à peine commencer à évoquer l’ombre du début d’un problème. Pour David Dufresne, « Le silence médiatique fait aussi partie de la violence exercée, c’est ce qui remonte des témoignages que j’ai reçus. La police s’autorise aussi ces coups parce qu’il n’y a pas de répercussion médiatique. »5. Détourner la tête des preuves qui s’accumulent a dû finir par provoquer des torticolis. |
Faidherbe doit tomber
Après deux nouveaux coups de semonces gaziers, une partie des mobilisé.es reprend la direction de la mairie de Lille. Le mobilier urbain et les échafaudages servent de barricades, les poubelles de brasero. Une fourgonnette de la municipale se retrouve par hasard en plein milieu du cortège reformé, chahutée alors qu’elle accélère sans sommation en direction des gilets jaunes.
Nettoyer au Kärcher le quartier |
Quelques tags sont inscrits sur les murs, nécessitant le dimanche matin la réquisition de la police scientifique pour relever les empreintes. Dans la foulée, et d’une efficacité jamais vue dans les autres quartiers, la municipalité a nettoyé toute trace d'un passage du cortège dans la rue. |
Le cortège repart vers la gare Lille Flandres, les manifestant.es se faufilent au milieu des voitures bloquées et de la foule des badauds en soldes. Un vent de panique affleure lorsqu’une quarantaine de baqueux surgit rue du Molinel à la poursuite des manifestant.es, rue Faidherbe. C’est au niveau du Monop' que la nasse se met en place. Coté gare, les baqueux forment une ligne de front ; côté Opéra, les CRS bloquent toute issue. La situation se tend, un déluge de grenades lacrymogènes s’abat sur les gilets jaunes pris au piège. Certain.es se réfugient dans les commerces avant que les rideaux de fer ne soient baissés. Dans la confusion, des baqueux pourchassant du manifestant sont gazés par un CRS. Peut-être un geste d’empathie ?
Reprenant du poil de la bête, la BAC s’offre une interpellation massive. Quelques soixante personnes sont arrêtées. Certaines sont poussées à plat ventre contre le sol, d'autres à genoux ou contre le mur, comme un semblant de peloton d'exécution. Plusieurs camarades sont gazé.es à bout portant, menacé.es par flash-ball à quelques centimètres de la tempe. L'objectif est explicite : menacer, faire peur, jouer les durs pour les empêcher de revenir, imposer un État sécuritaire où personne ne doit moufter. Les manifestant.es, sont fouillé.es avant d’être finalement libéré.es. On fait retirer les cache-cous, cagoules, gilets et masques pour les exfiltrer, non sans leur distribuer au passage des petits coups gratuits. Les soldes c’est pour tout le monde !
Au niveau de l'Opéra, à l’extérieur de la nasse, manifestant.es et badauds assistent, impuissant.es. à la scène. Les CRS sont copieusement hués et insultés, tant par les passant.es que par les mobilisé.es : « Libérez nos camarades », « CRS SS », « Bande de fachos », « C'est avec nos impôts qu'on vous paie », « vous êtes une honte », « cassez-vous ». À nouveau, c'est la violence des flics qui est unanimement condamnée par la population.
Peu à peu, les gens enlèvent les gilets jaunes pour se fondre dans la foule. Certain.es reprennent au niveau de l'Opéra, puis rue de Béthune, d'autres vers le Vieux-Lille. Tous les accès vers Euralille sont condamnés. Toute personne sans sac de course est considérée comme suspecte et se fait fouiller. Les cortèges se dispersent peu à peu. Certain.es croiseront même des baqueux dans le métro, face aux portiques du métro de la gare Lille-Flandres. Faute de carte Pass-Pass, l'un d'eux se dévoue pour acheter un ticket. Les autres le suivent en fraudant...
La Brique
1. A lire sur Révolutionpermanente.fr : Gilets Jaunes. De la répression dans les stades à la répression des manif’ : La fuite en avant liberticide.
2. Fichier National des Interdits de Stade, créé en 2007. Les supporters peuvent se retrouver dans le FNIS pour avoir dégradé à l’intérieur ou à l’extérieur des stades, pour avoir jeté des projectiles, pour des actes racistes ou xénophobes. À côté de leur identité, de leur adresse, de leur photo et du club de supporters, on trouve aussi dans le fichier des données relatives à l'interdiction de stade.
3. La séquence a été filmée par Benjamin Duthoit, journaliste de la Voix du Nord.
4. Jacques Pezet, « Gilets jaunes : éclats de grenades, brûlures, membres arrachés… retour sur 83 blessures graves », Libération, 11 janvier 2019.
5. Jeanne Cavelier, « Violences policières : “On est dans le mensonge d'État“ », Le Monde, 16 janvier 2019.