La « mobilité » est omniprésente : elle se présente sous différentes formes, et sous différents mots d'ordre. Est-ce que tu pourrais nous faire le point sur ce qu'elle désigne vraiment ?
Depuis une trentaine d’années, savants et experts médiatiques nous dépeignent en effet l’avènement d’une société « liquide » ou « hypermobile », où les mobilités seraient en constante augmentation et se généraliseraient à tous les groupes sociaux. L’augmentation des mobilités est rendue techniquement possible par la révolution des moyens de communication, de la diffusion de l’automobile au téléphone « mobile ». Mais elle est surtout valorisée socialement et posée en modèle par un nouveau capitalisme flexible qui se fonde sur l’extrême mobilité des capitaux et de la force de travail1.
Qu'en est-il réellement ? Sommes-nous « tous mobiles » ?
Les hérauts du marketing territorial aiment à dépeindre Lille comme un grand carrefour européen à une heure de Paris, Londres ou Bruxelles. Pourtant, la région Nord-Pas-de-Calais échange très peu de population résidente avec l’Île-de-France par exemple, alors qu’elle est très proche et bien reliée à la capitale. Les déménagements de cadres entre Lille et Paris sont beaucoup moins importants qu'entre Paris et Lyon, ou Paris et Nantes, alors que la distance entre ces villes est plus grande. Cela s’explique par les profondes différences de la structure des emplois et des systèmes de formation entre les deux régions : emplois tertiaires qualifiés et domination de filières longues et générales à Paris, alors que les formations courtes et techniques dominent dans le Nord. Nous voilà loin de l’hyper-mobilité promue par les chantres d’une société fluide où les individus s’affranchiraient de leurs ancrages locaux.
Pourtant, on sent bien que quelque chose « s'intensifie » dans nos vécus...
Plus que la mobilité en elle-même, la grande nouveauté c’est la vitesse, qui permet une contraction considérable de l’espace-temps et un élargissement du rayon de la mobilité quotidienne. Si le nombre de déplacements quotidiens demeure stable, les distances parcourues ne cessent d’augmenter à l’échelle locale, ainsi que le temps qui leur est consacré (50 minutes par jour pour les trajets domicile-travail).
Un autre changement est que ces mobilités quotidiennes sont de plus en plus multidirectionnelles : il y a une déconnexion spatiale entre lieux de résidence, lieux de travail, et lieux de loisirs, au sein d’agglomérations de plus en plus étalées et polycentriques. Cette mobilité fragmentée fait aussi écho aux segmentations croissantes d’une société marquée par les délocalisations d’activité et la restructuration de la carte des services publics. Elle a pour corollaire la puissance de l’automobile, qui reste de loin le mode de transport le plus utilisé en France (55 % des déplacements dans les grandes villes et 76 % dans les campagnes), officiellement décrié par des politiques publiques en faveur des transports en commun, mais en réalité toujours encouragé par une politique du logement néolibérale fondée sur l’accès à la propriété en lotissement périurbain.
Tu disais que tout le monde n'était pas affecté de la même manière...
Les femmes sont aussi de plus en plus présentes dans les migrations internationales depuis 30 ans, preuve d’une autonomisation croissante des femmes dans les pays du Sud qui ne migrent plus « à l’ombre de leur mari ». Mais ces migrantes, dans le Nord-Pas-de-Calais comme en région parisienne, s’emploient principalement dans le secteur du « care » (garde des enfants, soins aux personnes âgées etc…) permettant ainsi aux femmes des classes moyennes françaises de se libérer des mobilités contraintes de la vie quotidienne, et obligeant aussi leurs mères ou sœurs restées au pays à prendre en charge leur famille. On assiste à une sorte de « care drain » international, qui repose encore largement sur le contrôle des femmes par les hommes. Quand l’émancipation des femmes du Nord repose sur la mobilité des femmes du Sud, on voit que la question de la libération par la mobilité est toujours ambiguë, et qu’elle est toujours traversée par des rapports de classe et de domination économique.
Qu’en est-il justement des inégalités de classe face à la mobilité ?
À l’échelle nationale comme à celle de la région Nord-Pas-de-Calais, les cadres sont plus mobiles que les autres catégories sociales, leurs mobilités résidentielles se font à plus grande distance, et leur mobilité quotidienne est plus élevée, en parcourant une distance domicile-travail plus longue4. Cela s’explique par la concentration parisienne et métropolitaine des emplois qualifiés et des grandes écoles, et par une capacité financière plus grande à assumer le « coût de la distance ».
Mais, comme l’a bien montré Anne-Catherine Wagner, l’apologie de l’hypermobilité qui caractérise les classes dominantes relève aussi du discours et de la posture. Car au sein des classes supérieures, cette mobilité intense s’accompagne d’un très fort ancrage local. Les cadres et professions intellectuelles restent le groupe le plus ségrégué dans l’espace des villes françaises au sein de quartiers étonnamment stables dans le temps. Les élites ont en effet toujours besoin de lieux de proximité entre pairs pour renouveler leur capital social et symbolique, à l’image des clubs, restaurants et écoles des beaux quartiers de centre-ville ou des lieux de villégiature huppés. Plus que la mobilité elle-même, c'est cette capacité à cumuler ancrage local et circulation nationale ou internationale – ce que le géographe Jacques Lévy a appelé la « maîtrise différenciée des échelles » qui apparaît comme un nouveau critère de distinction sociale.
Et pour ce qui est des classes populaires ?
On décrit parfois les ouvriers comme les « perdants » de cette course à la mobilité...
L’attention logique pour les zones urbaines sensibles ou certaines poches de pauvreté du bassin minier ne doit pas faire oublier que la majorité des ouvriers et des classes populaires vivent aujourd’hui en dehors de ces quartiers, rejetés hors des cœurs de ville et dispersés dans des campagnes ou des espaces périurbains qui les contraignent à de longs trajets quotidiens. Le critère le plus discriminant en matière de mobilité est en effet moins la catégorie socio-professionnelle que la précarité / stabilité du travail : les travailleurs précaires ou les « pauvres », parce qu’ils n’ont pas toujours accès au crédit, ont beaucoup plus difficilement accès à l’automobile et donc à l’ensemble des services urbains.
Ainsi, en 1994 – mais l'écart a peu bougé en 20 ans – seuls 23 % des ménages français n’avaient pas de voiture, mais cette proportion montait à 55 % (plus de la moitié !) pour les ménages les plus pauvres, gagnant moins de la moitié du revenu moyen. Comme celle des femmes, la mobilité des ouvriers est donc intense, aussi intense que celle des cadres, du fait de la parcellisation du travail en « heures » dispersées dans le temps et l’espace… Mais elle est spatialement plus limitée et repose moins sur l’automobile.
Si on te suit, la mobilité, c'est plutôt un mot d'ordre, une idéologie...
2. Voir les enquêtes régulières de l’Insee sur la mobilité quotidienne (« enquête nationale transports et déplacements », dont la dernière publiée est de 2008), et sur la mobilité résidentielle (« enquête logement »).
4. INSEE Nord-Pas-de-Calais - Dossiers de Profils n° 102 - Juin 2011
5. Voir C.Vignal, Ancrages et mobilités de salariés de l’industrie à l’épreuve de la délocalisation de l’emploi, thèse de doctorat en sociologie, université Paris 12, 2003.