La distribution de l'eau est une affaire de gros sous. Suez, qui en a assuré l'opération pendant trente ans, s'est fait mettre dehors par Lille Métropole. La société laisse derrière elle une dette d'une centaine de millions d'euros et des conduites d'eau délabrées. Avec le nouvel appel d'offre, il reste à faire un choix entre Veolia, ou une régie publique récemment créée pour l'occasion.
Dès 1985, Suez et Veolia gèrent ensemble, via la Société des Eaux du Nord (SEN), quasiment tout le cycle de l’eau de la métropole lilloise : production, traitement, distribution dans les robinets et revente1. En 2010, une loi européenne interdit les filiales à 50/50 entre concurrents. Les deux sociétés s'entendent : Suez récupère Lille et Veolia Marseille.
Côté production, en juin 2013, devant la précédente gestion calamiteuse (voir encadré), et pour contrer la forte augmentation que Suez envisageait dans le renouvellement du contrat, Lille Métropole négocie le rachat de leurs usines de pompage. En réalité, elles sont déduites de la dette, ce qui lèse les usagers selon Pierre-Yves Pira, du Collectif Eau : « Ces usines-là ont déjà été payées dans les factures, elles sont amorties depuis longtemps. Les acheter sur l'argent de la dette revient à les payer deux fois ».
Côté traitement, le service est exploité par l'entreprise Suez, affermé2 dès le début. Lille Métropole, qui possède les bâtiments, a confié dernièrement la gestion de la nouvelle station d'épuration de Marquette-lez-Lille à son concurrent... Veolia. Mais dans la transaction, qui a trinqué? Les employés. Au bout de 15 mois, les travailleurs ont vu leur contrat modifié à la baisse par leur nouveau patron.
Distribution de l’eau : assainir le système
Reste donc la partie distribution. Celle qui rapporte les sous, et qui reste le nerf de la guerre.
Au 1er janvier 2016, la distribution de l'eau doit être reconduite et remettre en concurrence les deux multinationales. C'est en tout cas ce qu'elles pensaient. Car si désormais 100% de l'eau produite est publique, l’idée d’une régie publique globale fait son chemin.
Courant 2014, l'appel d'offre de reprise est lancé et les frères ennemis, Suez et Veolia, se disputent déjà ce marché de 500 millions d'euros sur 8 ans. Mais surprise ! Avant même l'appel d'offre finalisé, le 23 septembre, Lille Métropole retoque le dossier de Suez en le déclarant « irrecevable »3. Suez fait appel de cette décision. Pour se défendre, Lille Métropole engage le cabinet d'avocats Cabanes-Neveu, qui a aussi comme client depuis des années… le « concurrent» Veolia.
Le tribunal administratif de Lille rejette la requête de Suez, qui annonce vouloir porter le dossier au Conseil d’État. C'est que Suez a de quoi être dégoûté : elle vient de céder ses usines de pompages, perdre le traitement et se fait mettre dehors pour la distribution, avec une grosse dette à régler en plus.
Tuyaux percés
Suez laisse surtout aux suivants un sacré problème de fuites, dans un réseau qu’elle a longtemps « entretenu » avec Veolia. Une enquête de 60 millions de consommateurs de mars 2014 annonçait que 18,07% de l'eau acheminée dans la métropole lilloise était perdue. Chiffre que ne conteste pas Lille Métropole puisqu'elle estime, sans sourciller, à près de 60 millions de m3 la quantité d'eau produite, alors que seulement 48 ont été consommés. 12 millions de m3 d'eau saine perdus dans les sous-sols de la métropole. Le circuit de l'eau qui se mord la queue. C'est un peu comme si on vidait la piscine Marx Dormoy onze fois par jour pendant un an. Surtout n'oubliez pas de fermer le robinet quand vous vous brossez les dents !
La faute en incombe aujourd'hui à Suez qui n'a remplacé que 0,73% des tuyaux sur trente ans. Avec une durée de vie estimée entre 40 et 80 ans, la société avait fait preuve d'un optimisme –rémunérateur– en l'allongeant artificiellement à 137 ans.
Deux hypothèses restent donc envisagées pour la distribution de l'eau : soit une régie publique, soit une délégation de service publique via Veolia. Après un premier report fin février, tou-tes les élu-es de Lille Métropole doivent le décider en avril, mais, selon le Collectif Eau, « début mars, aucun groupe politique n'avait reçu de dossier d'experts pour prendre sa décision ».
Le choix de Lille Métropole devant être pris le 17 avril, donc après la sortie de cet article, nous vous proposons, comme dans les films catastrophes, deux scenarii possibles.
Eau là là, Veolia est de retour !
La décision a été prise, c'est Veolia (l'ancien collaborateur de Suez qui a géré le désastreux réseau de distribution de l'eau de 1985 à 2010) qui revient. On peut d'ores et déjà affirmer que les factures vont augmenter. D'une part car il va falloir rafistoler les tuyaux, et d'autre part parce qu'une entreprise capitalisée à près de 10 milliards d'euros a beaucoup, mais beaucoup d'actionnaires assoiffés.
Une fin hollywoodienne où tout finit bien... ou presque.
Seconde hypothèse, la distribution revient dans le giron communautaire et l’ensemble du cycle de l'eau est 100% public. Certes le prix d'achat en gros de l'eau grimpera, à cause du fort investissement nécessaire pour rendre l'eau potable, mais il sera revendu à prix coûtant. « Cela augmentera moins que si on avait gardé le producteur privé » affirme P.-Y. Pira. Autre ligne dans la facture, Lille Métropole sera dans l'obligation de remplacer les tuyaux, plus probablement de le faire faire. Et qui va s’en charger ? « Le comble serait que cela soit une filiale de Suez ou de Veolia qui soit choisie pour rattraper leur propre manque d'investissement ! » s'emporte P.Y. Pira.
On est encore loin des premiers m3 d'eau gratuits… C’est certes un autre combat, mais il a déjà fait l’objet d’un vœu du conseil municipal à Hellemmes. Allez, encore un effort !
A.F. - KRST
1985 : Veolia et Suez remportent l'appel d'offre pour la gestion de l'eau
1985-1995 : Pour assurer le remplacement des tuyaux défectueux, une somme est prélevée sur les factures des usagers.
1997 : La Chambre régionale des comptes révèle que ces 156,6M€ prélevés n'ont jamais été utilisés pour les travaux. Une plainte est déposée par l'association Eaux Secours.
2008 : Se réveillant, Lille Métropole négocie pour récupérer 115,7M€, abandonnant 40M€ au passage.
2010 : Veolia part. Suez, désormais seul à devoir régler la dette, affirme qu'elle n'est en fait que de 25M€.
Juin 2013 : Suez consent à verser au minimum 60M€ à Lille Métropole, leur revend 55M€ ses usines de production d'eau et ajoute 5M€ de cash.
Septembre 2014 : Suez est dégagé du nouvel appel d'offre.
Avril 2015 : Lille Métropole indique au Collectif Eau avoir réduit la dette de 60 à 8,7M€. : « un réajustement résultant d'un travail d'experts » qu'on aimerait bien pouvoir lire. Finalement sur les 156M€, Suez ne payera (peut-être) que 68,7M€...
1. "Eaux du Nord. La Métropole paye en liquide", La Brique n°34, février 2012
2. La collectivité et la société privée se rémunèrent auprès de l'usager par un prix convenu à l'avance.
3. "Suez perd le contrat de l'eau à Lille", Les Échos, 03 octobre 2014