Emmanuel Moyne, Avocat à la cour de Paris, qui a défendu le magazine Graff it ! lors d’un procès engagé par la SNCF
La Brique : D’après le documentaire Writers, 20 ans de graffiti à Paris, la première incarcération en France de tagueurs remonte à 1991, suite à l’action de la station Louvre/Rivoli. Est-ce réellement le cas ? Est-ce que cette première incarcération concerne tout le monde du graffiti ou uniquement le tag ?
Emmanuel Moyne : D’autres incarcérations sont intervenues dans les années 90 puis dans les années 2000. Cela étant, pour s’assurer de ce que l’incarcération dont il est ici question était ou non « la première », il faudrait poser la question aux personnes concernées elles-mêmes et ensuite recouper les informations obtenues. N’étant pas avocat à cette époque, je ne suis pas intervenu dans ces premières affaires. J’ajoute que c’est aux personnes concernées qu’il appartient de choisir de révéler ou non des informations concernant leurs dossiers.
L’affaire à laquelle vous faites références concerne un groupe de writers qui a peint la station de métro Louvre. Les images des pièces parlent d’elles-mêmes.
Le « monde du graffiti » est, à l’origine, le même que celui du « tag ». Il est artificiel et surtout inexact de vouloir les dissocier, et plus encore de les opposer comme le font trop souvent les medias (l’opposition entre le mauvais tag, prétendument inesthétique, et le bon graffiti – i.e. la fresque murale, toujours belle parce que le plus souvent de grandes dimensions et colorée). Dans l’inconscient collectif, le caractère illégal d’une pièce lui fait souvent perdre ses qualités esthétiques, ce qui en dit long sur la nature de l’appréciation qui est en réalité portée.
Le writing est né sur les murs de Philadelphie et de New York à la fin des années 60. Il s’agissait d’abord d’écrire son nom puis de l’écrire avec du style, ce qui a donné naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui. Chacun est libre mais on ne peut sérieusement prétendre aimer le graffiti si on n’apprécie pas le tag.
Sur la « beauté du tag », je vous invite à lire The Faith of Graffiti, de Norman Mailer, John Naar et Mervyn Kurlansky (1974), Writing : Urban Calligraphy and Beyond, de Markus Mai (2003), Writing the memory of the city, de Markus Mai (2007) et King Size, de Adam (2004). Il faut y ajouter l’ouvrage de François Chastanet sur les Pixos de Sao Paulo (Pixaçao : Sao Paulo signature, 2007), une forme de graffiti originale qui pose des questions analogues.
Pour terminer, qu’un writer peigne un tag ou une fresque, si la pièce est illégale, il encourra une sanction pénale, indépendamment des qualités esthétiques de celle-ci.
L. B. : Connaissez-vous la durée de cette peine de prison ?
E. M. : Non. Attention, il ne faut pas confondre durée d’une éventuelle détention provisoire et durée de la peine d’emprisonnement éventuellement prononcée par le tribunal correctionnel si celui-ci vient à être saisi de l’affaire : la fonction des deux privations de liberté n’est pas la même ; elles n’interviennent pas au même stade de l’enquête judiciaire. Il faut donc s’entourer de précautions lorsque l’on évoque une peine d’emprisonnement dans ce type d’affaires. S’il est fréquent de voir prononcer par le tribunal correctionnel des peines d’emprisonnement avec sursis en matière de graffiti, il l’est beaucoup moins de voir infliger des peines fermes.
L. B. : Après cette première incarcération, est-ce que les peines de prison ont été plus souvent proposées en condamnation ? Pourriez-vous me dresser un bref historique de la répression en France ?
E. M. : La répression du graffiti en France obéit aux mêmes règles que la répression pénale en général. Les peines sont demandées lors des audiences correctionnelles par le Procureur de la République ou son Substitut, en fonction de la gravité des faits, de la personnalité de son auteur… etc. Il n’est pas rare que des peines d’emprisonnement, le plus souvent avec sursis, soient requises, ce qui est, de mon point de vue, choquant eu égard à la nature des faits en cause.
La répression a connu un semblant d’organisation avec la création d’une brigade spécialisée, qui a permis de diligenter de vastes enquêtes, aboutissant parfois à l’ouverture d’informations judiciaires confiées à des juges d’instruction. Dans ce cadre, des writers ont été placés en détention provisoire tandis que leurs domiciles ont été perquisitionnés, leur matériel – de peinture, de photo et/ou de vidéo – leurs carnets de croquis, leurs œuvres sur papier et/ou sur toile, leurs photographies et leurs ordinateurs saisis.
Plusieurs dossiers de ce type ont été ouverts depuis le début des années 2000, notamment celui dit de Versailles dans le cadre duquel plusieurs dizaines de writers ont été mis en examen puis renvoyés devant le tribunal correctionnel.
Au chapitre de la lutte contre le graffiti, méritent encore d’être mentionnés :
l’effacement des pièces par les municipalités qui, en les faisant disparaître, interdit, le cas échéant, de les apprécier et de conserver leur mémoire ;
la tentative de la SNCF d’interdire aux magazines de graffiti de publier des photographies de trains peints. Cette tentative n’a pas abouti puisque le procès civil que la SNCF avait engagé s’est terminé à son désavantage, d’abord devant le Tribunal de commerce de Paris puis devant la Cour d’appel de Paris, qui a rejeté ses demandes et l’a condamnée à verser une indemnité au titre des frais de justice à chacune des sociétés éditrices. L’arrêt constitue une véritable reconnaissance judiciaire du mouvement graffiti. Il n’interdit cependant pas la répression pénale. Il a été porté à ma connaissance que la SNCF avait récemment demandé à un site Internet d’enlever des photos de trains peints, sous la pression d’une éventuelle action en Justice ;
le refus de la CPPAP de faire bénéficier du régime économique de la presse les magazines de graffiti qui publient des photos de trains peints, nonobstant la décision de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire SNCF. Graff It ! a un temps obtenu son inscription mais la CPPAP a récemment refusé de la renouveler, en sorte que le magazine ne bénéficie plus du régime économique. Le magazine a saisi le Conseil d’État de ce refus. C’est ma consœur Nadia Benarfa qui est en charge de ce dossier.
Enfin, il n’est pas rare que les galeristes qui exposent des œuvres de writers subissent la pression de leur voisinage, ce qui a pu conduire à des annulations de vernissages.
Il n’est pas question de voir dans tout ceci l’intervention d’une main invisible qui coordonnerait le tout. Simplement, ces différents mouvements contribuent, à des degrés divers, à une situation de censure gravement préjudiciable. Si l’on conjugue la répression pénale qui influence les comportements – c’est d’ailleurs son rôle ; en l’absence de dépénalisation, les writers prennent évidemment leurs responsabilités – l’effacement des œuvres dans l’espace public, la saisie de la documentation dans l’espace privé et la difficulté de publier les photographies des œuvres, se pose un grave problème de conservation – d’un patrimoine artistique, pour certains – et de mémoire.
Cela dit, la répression n’a pas pu empêcher le développement international du mouvement, qui s’est apparenté à un raz-de-marée en raison de son incontestable assise culturelle et artistique.
L. B. : Le code pénal a été modifié en 1993 (peut-être que je me trompe), y a-t-il eu une véritable adaptation des textes par rapport au tag vandale ?
E. M. : Le nouveau Code pénal est entré en vigueur le 1er mars 1994. Il correctionnalise l’infraction de dégradation légère en matière de graffiti, qui devient un délit, prévu et réprimé par l’article 322-1, alinéa 2, du Code pénal. L’article 322-1, alinéa 1er, punit la dégradation grave d’un bien appartenant à autrui d’une peine d’emprisonnement de deux ans et d’une amende de 30.000 euros. Les articles 322-2 et 322-3 prévoient des cas d’aggravation des peines (selon le type de bien peint, si les faits sont intervenus en réunion…etc.). Le critère de la distinction entre dégradation légère et grave est l’atteinte au support. Si le support a été recouvert d’une peinture facilement lavable – i.e. lavable sans risque de dégradation du support – c’est la dégradation légère qui devra être retenue.
L. B. : Actuellement, connaissez-vous le nombre de tagueurs incarcérés juste pour des faits de vandalisme ?
E. M. : Non. Il n’y a évidemment pas de statistiques en la matière. Les dossiers de graffiti figurent au rang des affaires de dégradations. Avant la réforme de la carte judiciaire, il y avait 181 tribunaux de grande instance en France, tous susceptibles de juger de telles affaires.
L. B. : Comment voyez-vous l’avenir de cette répression ? Les tagueurs ne semblent pas se décourager et leurs techniques sont parfois davantage agressives qu’auparavant (gravure, acide, extincteur), la répression deviendra-t-elle aussi de plus en plus ferme ?
E. M. : Sauf dépénalisation ou assouplissement de la loi – lesquels sont peu probables – la répression va poursuivre ses objectifs, en profitant du développement des outils de coopération judiciaires internationaux (à l’instar de la répression pénale classique). A un niveau global, elle n’aura pas plus d’effet qu’aujourd’hui pour les raisons évoquées plus haut (cf. question 3.). A un niveau individuel, les personnes concernées continueront d’être lourdement sanctionnées, ce qui pourra avoir des conséquences gravement dommageables pour elles (cf. pour des illustrations récentes, l’arrestation de Revok aux USA et celle de James Powderly, du Graffiti Research Lab, à Pékin).
La question de la censure est particulièrement préoccupante, parce qu’elle s’inscrit dans les problématiques essentielles des libertés fondamentales d’expression et d’information.
L. B. : Certains tagueurs, jeunes adultes, se voient déjà largement endettés, passant leur temps à travailler en TIG, etc, et pourtant, ils continuent, rien ne semble les arrêter, comment expliquez-vous cela ?
E. M. : Il faut leur poser la question. Chacun est animé par sa propre motivation, je ne peux pas répondre à leur place.
Depuis peu, l’art urbain – l’expression étant sujette à discussion – a été incroyablement valorisé (cf. son explosion sur le marché de l’art contemporain) : on ne voit donc pas très bien pourquoi, dans un tel contexte, ils renonceraient à leur art, qu’ils l’envisagent d’ailleurs ainsi ou non.