Après trente ans de gestion de l’eau par les multinationales, la Communauté urbaine (LMCU) a les moyens d’un retour en régie publique. Malgré les magouilles financières et les prix prohibitifs, les technocrates locaux n’ont pourtant pas l’air convaincus. Le « collectif eau » tente de peser sur le débat avec un objectif : le contrôle public de cette ressource élémentaire.
Petit rappel des faits : en 1985, la gestion de l’eau dans la métropole lilloise est attribuée à la Société des eaux du Nord (SEN). Le contrat est signé pour trente ans. L’activité comprend le pompage (aller chercher l’eau dans les nappes phréatiques), l’assainissement (la rendre buvable) et la distribution (l’amener jusqu’à nos robinets et chasses d’eau). Propriété de Véolia et Suez jusqu’en 2010, la SEN est détenue aujourd’hui uniquement par Suez-Lyonnaise des Eaux. Suez et Véolia sont les deux plus grosses multinationales de l’eau dans le monde. Elles gèrent en plus de leur contrats en Europe l’approvisionnement en eau d’une bonne partie des pays d’Amérique du Sud, d’Afrique du Nord et d’Asie. Des pays dans lesquels elles réalisent la grosse part de leurs 6,7 milliards de chiffre d’affaires cumulés [1].
Trente ans de magouilles
En 2015, le contrat arrive à terme. Les élus communautaires doivent donc décider si, oui ou non, on repart pour un tour avec Suez en « délégation de service public » (DSP) ou si, au contraire, la métropole lilloise suit les exemples de Paris, Grenoble, Clermont-Ferrand etc., et s’engage vers une re-municipalisation de l’eau.
Le bilan de ces trente années de gestion privée est édifiant. Florilège : le prix du mètre cube d’eau dans la métropole est parmi les plus élevés de France (3,77 euros contre trois au niveau national et jusqu’à deux dans certaines villes), 20% de l’eau pompée et traitée se perd le long des 4200 kilomètres de tuyaux. Et cerise sur le gâteau : pas moins de 115 millions d’euros se sont mystérieusement perdus dans les caisses de Suez entre 1985 et 1997. Un petit magot qui avait été inscrit dans les comptes de la SEN sous l’appellation « provisions sur renouvellement ». La SEN s’était engagée à faire des travaux sur son réseau. Sauf que rien n’a jamais été fait. Au bout de plusieurs années de bataille menée par les association « Eau secours » [2] et la fondation « France libertés » [3], la communauté urbaine reconnaît la magouille et négocie avec la SEN une première baisse de 10% du prix de l’eau. Sauf qu’aujourd’hui, de 115, la somme s’élève à 315 millions d’euros avec les intérêts.
Liquide sous pression
Un monopole néo-colonial [4], des factures d’eau qui viennent engraisser les actionnaires, un service de piètre qualité et des arnaques financières : l’affaire devrait être pliée. Mais les élus communautaires hésitent encore, Alain Cacheux en tête. Le vice-président LMCU en charge du dossier prévient même dans la presse, avant tout débat : « il vaut mieux une bonne gestion privée, qu’une mauvaise régie publique » [5]. Et quelques semaines plus tard : « je reste à l’écoute, mais j’ai ma préférence » [6]. On l’a compris, pour les technocrates de LMCU, l’eau doit rester une affaire de business. Pourtant, de nombreuses métropoles françaises sentent le vent tourner et souvent le spectre de la re-municipalisation est brandi dans les conseils communautaires. Tour à tour, villes et communautés urbaines re-négocient leurs contrats avec des baisses importantes du prix de l’eau. A Lens, Véolia a une nouvelle fois remporté l’appel d’offre. Mais les pressions de la mairie ont fait baisser le prix de 20% et empêché les coupures d’eau en cas de non paiement, contrairement à ce que pratique la SEN. à Antibes, le prix a même diminué de 40%.
La démocratie dans le Blockhaus
Le « Collectif eau » s’est créé il y a quelques mois pour faire entendre la voix des partisans du passage en régie publique. Pour Pierre-Yves Pira, animateur du collectif, « c’est un désastre dans la gestion précédente. Le but est d’obliger à un débat sur le fond et d’exiger de la transparence ». Le collectif s’invite aux trois « grands débats » sur la gestion de l’eau organisés en fin d’année 2012 par LMCU. Des réunions entre amis qui se sont déroulées loin des regards, dans le blockhaus de la rue du Ballon [7], plusieurs journées en semaine. Les communicants et commerciaux des deux mastodontes Véolia et Suez y étaient largement représentés. Relégué dans le public, le collectif n’a eu qu’une quinzaine de minutes pour exposer son point de vue et poser ses questions.
Pot de terre contre pot de vin
Le 18 décembre dernier, plus de 130 personnes sont venues assister au « quatrième atelier sur la gestion de l’eau » à la Maison d’éducation permanente de Lille. Un atelier animé cette fois-ci hors de l’enceinte de LMCU et par le « Collectif eau ». Alain Cacheux est présent : pompes luisantes, costard de bourgeois et I-phone dernier cri. Il refuse de monter à la tribune et s’enfonce dans un siège du premier rang. Son argument massue ? Le coût du passage en régie. Pourtant pour Pierre-Yves Pira : « Cet argument de la droite et de la LMCU sur le prix est un faux argument. Il ne tient pas. La chose qui est vraie, c’est que c’est plus confortable pour un élu de reconduire une DSP plutôt que de passer en régie. » Également présent ce soir-là, Jean-Luc Touly, ancien cadre de Véolia et auteur d’un bouquin sur les magouilles de son ex-boite [8]. L’exposé est clair et à charge contre la SEN et la Communauté urbaine. Contrat hyper rémunérateur, négociations à l’amiable : pour lui, la gestion de l’eau à Lille et ailleurs, « c’est la lutte du pot de terre contre le pot-de-vin. »
Salariés, patronat : même combat ?
En face, les salariés de la SEN, délégués CGT et FO en tête, prennent le relai des politicards et opposent leur « savoir-faire » et le prix du passage en régie. « Les salariés et syndicats de la SEN sont venus, explique Pierre-Yves Pira. Dès qu’on hésitait : ils attaquaient. Ils contestaient les chiffres. Ils mettaient en avant le sérieux de leur travail et prétendaient qu’on voulait casser l’emploi ». Situation ubuesque, mais malheureusement connue, où les salariés défendent leur boîte à tout-prix et par là... leurs patrons et les rémunérations des actionnaires. Pourtant, du côté des pro-régies les propositions ne manquent pas : protection des salarié-es de la SEN lors du passage en régie, progressivité du prix de l’eau, gratuité des premiers mètres cubes, etc. La SEN fait partie de ces nombreuses DSP avec lesquelles les PS du Nord et du Pas-de-Calais ont pris de grandes largesses pendant un temps. On ne compte plus les histoires de magouilles financières avec les aménageurs du Pas-de-Calais, la gestion du logement minier, des déchets dans le Nord, etc. Une chose est sûre : quand un contrat public-privé est pourri à ce point, les responsables sont des deux côtés.
[1] « Le business de l’eau sous pression », Le Monde, 20/11/2012.
[2] Dont le président est le très droitier Éric Darques, membre du Bureau national d’Anticor et responsable d’Anticor 59.
[3] Association très mobilisée sur la thématique de l’eau.
[4] Pour en être vraiment convaincu, voir la série de vidéos « Les mondiaux de l’eau » tournée lors du forum mondial de l’eau à Marseille en mars 2012, sur regardeavue.com.
[5] Nord Éclair, 12/09/2012.
[6] A la Maison de l’éducation permanente (MEP), le 18/12/2012.
[7] Au siège de LMCU.
[8] Jean-Luc Touly, Roger Lenglet, L’eau des multinationales : Les vérités inavouables, Paris, Fayard, 2006. Peu avant la sortie du livre, Véolia propose à Touly un million d’euros pour qu’il se taise et annule la publication. Refus et début de son combat.