Rencontre avec Émilie et Thierry, deux personnalités, deux façons de pratiquer la pêche et de raconter le port de Boulogne.
Émilie. La trentaine, le regard fier et une force de caractère qui transparaît dès les premiers échanges. Affairée à la vente du poisson sur le quai Gambetta, elle gère la boutique du Surcouf, le nom du bateau que son mari dirige. C’est qu’elle a marié la mer par deux fois, Émilie : originaire de Tourcoing, elle a épousé son amour de vacances, « dans la pêche depuis toujours puisque son père aussi était marin-pêcheur ». « Je me suis lancée dedans car il fallait quelqu’un pour vendre le poisson ! J’ai appris le métier sur le tas : reconnaître les variétés, les écorcher. Mes voisines [de boutiques] m’ont appris. Une semaine pour savoir faire un filet ; une année de galère pour avoir des clients ».
Voilà presque quinze ans que son « homme » va à la mer et cinq ans qu’ils ont le bateau à leur nom. Une propriété bien peu reposante... « Les marins s’en vont selon les marées. On ne peut pas avoir de vraie vie de famille quelque part, lâche Émilie. On partage juste des petits moments ». Une journée type ? « Pour mon mari, de minuit jusqu’à cinq heures du matin et il rentre entre midi et treize heures voire plus tard, tout dépend de la pêche. Ça sera à vingt heures s’il tombe dans la roussette [une espèce de poisson très difficile à enlever des filets]. Moi je dépose les enfants avant et j’arrive à huit heures. Je mets ma glace, je sors tout le poisson du camion, j’installe les poissons et je mets les étiquettes. C’est important car si on a un contrôle, on risque l’amende... Puis on essaye de vendre un peu et à la fin on nettoie tout ; c’est très physique ». Très physique et pas vraiment rentable. Pour son mari « c’est à peine un SMIC pour douze heures de mer. » On les appelle les fileyeurs* [1] ou les trémailleurs*.
De père en fils
Thierry est patron-pêcheur de la Frégate, un bateau unique en son genre car annoncé comme le bateau de pêche du futur. Équipé d’un moteur électrique alimenté par deux générateurs qui fonctionnent au gaz et au gasoil, l’objectif est de réduire drastiquement la consommation de carburant et donc d’alléger la facture. « L’essence est devenue la première dépense pour un bateau », déclare Thierry en nous montrant fièrement ses installations. Dans sa famille, on est pêcheur de père en fils et ce n’est pas la photo sépia du paternel accrochée dans la cabine qui dira le contraire. Le bateau est un chalut* de taille moyenne (22,50 mètres de pont) avec six marins à bord qui pratiquent une pêche artisanale dans une zone allant de Cherbourg à l’Écosse. De son métier, Thierry a un avis partagé : « Il y a des hauts et des bas et en ce moment c’est plutôt des bas. Nous on tient le travail de nos parents mais il y en a d’autres qui sont là pour faire du chiffre, les financiers ».
Bateau-usine
Les « financiers », ce sont les plus gros navires, les plus rentables aussi. Ils pratiquent la pêche hauturière ou pêche au large. Ils ont la réputation de piller les mers car ils utilisent la technique du chalut à dimension industrielle ou celle de la senne*, technique encore plus prédatrice, qui consiste à encercler un ban de poisson et de se servir. À Boulogne, ces gros navires stationnent dans le bassin Loubet, non loin de la criée. On y trouve les navires de la société Euronor (à la base boulonnaise mais rachetée par des Islandais et Hollandais) : quatre gros chalutiers en pêche fraîche et trois navires congélateurs, véritable usine flottante. À cela s’ajoute, les navires « étrangers », surtout néerlandais.
Sur les crocs
Entre petits et gros pêcheurs, la tension est palpable. « On nous dit de faire plus de chiffre sauf qu’on est des petits bateaux. On ne peut pas les concurrencer », nous lâche Émilie. Malgré la bonne humeur communicative des poissonnières du quai Gambetta, elle reconnaît : « La solidarité ? On essaye ici à quatre avec les copines, mais ça reste chacun pour soi. Même en mer c’est comme ça. » Et quand on évoque la colère qui monte : « On est tellement sur les crocs qu’on fait pas grève car on a besoin de travailler tout simplement ». La faute à un métier de plus en plus sous pression, où la petite pêche prend conscience de sa disparition prochaine.