Premier port de pêche en France ! » à Boulogne, le slogan est partout, largement relayé par la municipalité et la Chambre de Commerce. Avec sa flottille de 150 bateaux, Boulogne devance encore les villes bretonnes en tonnes de poissons acheminés au port. Mais il est loin le temps ou la côte boulonnaise brillait par sa pêche aux harengs. Boulogne n’est plus un port de pêche, et n’a plus vocation à l’être.
Un port sans poisson
Un week-end de mars, une partie de l’équipe de La Brique s’est rendue sur place. Dès nos premiers pas, on a le sentiment mortifère que la pêche crève à petit feu. Et, à jeter un regard en arrière, c’est effectivement le cas. Deux exemples parmi d’autres : la pêche du merlan a baissé de 65% entre 1976 et 2009. Pendant que celle du lieu-noir s’effondrait de 90% [1]. C’est l’hécatombe. Et le phénomène ne fait que s’intensifier, détruisant peu à peu petits et moyens pêcheurs.
La raison ? Une baisse des quantités de poissons dans les zones de pêche. Après plusieurs décennies d’exploitation intensive des fonds marins, la ressource se tarit. Il n’y a plus de poisson. Conséquence : le secteur se transforme, faisant la part belle aux industriels. Les politiques de rationnement font leur apparition via les quotas dictés par l’Europe. La pêche en offshore (au large) se développe. Les pécheurs se concentrent dans des cargos-usines toujours plus gros qui exploitent les dernières zones d’abondance. Exit la pêche côtière, traditionnelle et artisanale. À Boulogne et ailleurs : on pille la mer, on tue la pêche.
Spécialisation pannée
Côté politiques, les « socialistes » locaux ont pris acte de cette lente mort, et cherchent dorénavant à « positionner leur territoire » en fonction des autres ports de la côte. Chaque ville se spécialise sur une activité. Calais pour le transport de voyageurs, Dunkerque pour le fret et le commerce et Boulogne pour le transport et la transformation « des produits de la mer ».
Symbole de ce tournant, l’agrandissement de Capécure* [2], une immense Zone industrielle en bord de mer à cheval sur les villes de Boulogne et du Portel. Un « quartier » – que d’aucuns osent encore présenter comme le « poumon » économique de la région – abritant la plus grande gare routière de marée d’Europe et le premier pôle européen de transformation du poisson. C’est ici qu’on découpe, emballe et expédie le poisson partout en France et en Europe. Derrière le discours capitaliste habituel (« filières d’excellence », « clusters », « pôles de compétitivité », etc.), l’objectif avoué est de « faire de Boulogne un Rungis 2 ».
Pour faire le tour de cette zone de plus de 100 hectares, mieux vaut être motorisé. Capécure un jour de week-end, ce sont des rues vides, sans habitation, des dizaines de hangars, frigorifiques ou non, alignés les uns derrière les autres : un « non-lieu » [3] entièrement tourné vers la production de marchandises. Aujourd’hui, le long du bassin Napoléon, c’est l’enseigne Findus qui se charge d’avertir les visiteurs des activités de la Zone.
Élevage touristique
Et la pêche dans tout ça ? Sur les 380 000 tonnes de produits de la mer qui passent chaque année par le port de Boulogne, seulement 10% sont issus de la pêche locale. Le reste est acheminé – en camion ! – depuis la Norvège, l’Écosse, l’Irlande ou les Pays-Bas. À Boulogne, on importe beaucoup plus qu’on ne produit. Mais construire un port là où il n’y a plus de poisson ne semble pas être un problème. La solution est toute trouvée : ce sera l’aquaculture. Nouvel eldorado de la rentabilité marine, l’élevage intensif de poissons en bassin est censé répondre au manque de « matière première » : des poissons nourris aux farines animales et soignés aux antibiotiques alimenteront les besoins de la production.
Enfin, vieille lubie boulonnaise, c’est le tourisme qui doit s’intensifier [4]. Développement du centre national de la mer Nausicaá, réfection des berges de la Liane, agrandissement du port de plaisance et folklorisation de la pêche sont censés faire advenir un tourisme d’affaires en bordure de Capécure. La boucle est bouclée.
Volatile déchaîné
Sur les quais du bassin Napoléon, au pied d’un bateau en cale sèche, on rejoint une partie de la joyeuse équipe de rédaction de La Mouette enragée, un canard « communiste-anarchiste » édité depuis 1992 à Boulogne. Fins connaisseurs de la Côte d’Opale, ils sont auteurs du très bon Fortunes de mer [5] : une solide analyse marxiste des transformations industrielles du boulonnais. Les quelques pages qui suivent sont donc issues de cette rencontre.
Le temps dégueulasse – vent, vieille drache et brouillard – nous emmène rapidement place Dalton où nous nous empressons d’avaler un welsh, spécialité locale, avant de nous faire conter le triste sort de la pêche à Boulogne. Sur leurs conseils, on part à la rencontre de Thierry et Émilie, pêcheurs boulonnais aux prises avec les bouleversements de leur métier. Plongée dans le port de Boulogne-sur-Mer. Plouf !
Dossier réalisé par A.D., Le Margat, O. et tomjo.
Les articles du dossier :
« Chronique d’une mort annoncée »
« Le tourisme comme coup de grâce »
[3] Espace interchangeable, sans vie, inappropriable par l’homme. Le capitalisme à l’état pur. Voir : Marc Augé, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, 1992.
[4] Dès le début des années 1970, les planificateurs de l’époque rêvent Boulogne en station balnéaire pour le tout Paris. Voir le « Livre Orange » de L’Oréam-Nord, 1971, p.235.
[5] Fortunes de mer. Lignes maritimes à grande vitesse : les illusions bleues d’un « capitalisme vert », Acratie, 2010.