Pourquoi la vie sexuelle des femmes est-elle meilleure sous le socialisme ?

cosmonaute russeDerrière ce titre un poil racoleur se cache une étude très sérieuse de l’universitaire Kristen Ghodsee sur le féminisme des anciens pays de l’Est. Le raisonnement qui fait passer de l’économie à l’orgasme est simple : la volonté des pays du bloc de l’Est d’enrôler les femmes dans la force de travail, couplée aux luttes des féministes communistes, ont permis la création d’une série de dispositifs favorisant l’indépendance économique des femmes. Celle-ci rend possible une plus grande égalité dans les couples (hétérosexuels), ce qui a des répercussions directes sur l’intimité : être moins préoccupée par sa survie quotidienne, moins accaparée par le travail domestique, moins dépendante de son mari, rend plus disponible pour la sexualité.

On s’aperçoit ainsi que, loin de l’effarant cliché pseudo-militant sur le féminisme comme « contradiction seconde » subordonnée à la lutte des classes, les pays de l’Est ont pris le féminisme au sérieux. C’est ce féminisme socialiste et ses leçons pour aujourd’hui que nous invite à découvrir Kristen Ghodsee.

La Brique : Vous montrez que les conditions économiques influent sur la vie sexuelle, et même sur la possibilité d’avoir des orgasmes, ce qui est surprenant, car nous nous représentons d’ordinaire la sexualité comme une chose intime et distincte du reste.

Kristen Ghodsee : Si on considère la sexualité comme relevant du privé, c’est parce que la sexologie comme discipline ne l’a abordée que dans ce sens. À l’ouest, c’est surtout William Masters et Virginia Johnson qui ont influencé la sexologie. Leur théorie aborde surtout la stimulation, les « bonnes » techniques, elle fait de la sexualité une question individuelle… Je pense que notre compréhension de la sexualité est aussi beaucoup influencée par les entreprises qui veulent nous vendre des traitements pour les problèmes d’érection ou des sextoys.

Mais le regard que jette le féminisme ou le socialisme sur la sexualité est davantage global : la sexualité est influencée par l’environnement social. Quand tu as deux boulots et que tu n’arrêtes pas de t’inquiéter de la façon dont tu vas payer tes factures, tu n’en as pas grand-chose à faire de la façon dont tu vas être le mieux stimulé.e. On sait qu’il y a un lien entre la perte d’un emploi et l’augmentation de troubles sexuels. Donc oui, les pilules peuvent soigner, mais cela revient à traiter le symptôme plutôt que la maladie. Le capitalisme ne s’arrête pas à la porte de la chambre à coucher. La sexologie de l’Est inclut donc, a contrario, la sociologie, la psychologie, le regard sur la santé… et finalement la politique !

LB : Quelle est l’histoire de ce regard critique sur la sexualité ?

KG : Cette histoire remonte à loin. Des gens comme August Bebel, Clara Zetkin ou Alexandra Kollontaï parlaient déjà de la sexualité sous le capitalisme. Et encore avant, Flora Tristan [voir petit encadré]. Bebel a montré que quand les femmes avaient leurs propres revenus, elles pouvaient choisir leurs partenaires sexuels. Zetkin défendait la possibilité d’avoir plusieurs partenaires sexuel.les. Elle parlait de polyamour bien avant l’apparition du concept !

femme sport rda 1

LB : De façon surprenante, la sexualité a été un enjeu politique explicite en RDA…

KG : Si je parle de sexualité, c’est pour deux raisons (en dehors du fait que c’est important !) : d’une part, parce que ce sujet révèle de façon plus large ce qu’était la condition féminine sous le socialisme. Ensuite, parce que le capitalisme fonde sa propagande là-dessus : le capitalisme se présente comme le régime où tous les fantasmes peuvent être satisfaits, où tout le monde a un beau corps, des relations exaltantes et sans fin… Or la réalité est tout autre !

En République Démocratique Allemande (RDA), les magazines officiels disaient que des relations sexuelles saines doivent être fondées sur l’égalité. Il y avait beaucoup de cours de sexologie en RDA, avec des manuels très populaires. L’État fondait explicitement sa propagande sur ce thème, en communiquant notamment sur le « taux d’orgasme » ! C’était un calcul politicien : faute de liberté publique, dans une économie en berne, on cherchait les atouts nationaux… mais c’était aussi l’effet de convictions : le socialisme, c’est l’égalité homme-femme et celle-ci se joue dans la sphère de l’intime. La sexualité n’avait donc rien de privé, encore moins de gênant ou de honteux !

En 1984, Kurt Starke, un sexologue de la RDA, a mené une enquête avec des sexologues de République Fédérale Allemande (RFA) : on a demandé à des femmes des deux pays si elles avaient eu un orgasme lors de leur dernière relation sexuelle. Les résultats ont montré que les femmes de l’Est étaient beaucoup plus épanouies sexuellement qu’à l’Ouest : du simple au double ! Une des causes, c’est que les femmes de l’Est étaient bien plus libres de choisir leur partenaire, ce qui n’était pas forcément le cas des femmes de RFA, que des raisons économiques contraignaient souvent à la fidélité dans le cadre d’un mariage peu satisfaisant.

LB : Parlons donc plus largement de la condition féminine à l’Est.

KG : Une anecdote : j’ai parfois mis plusieurs années avant de remarquer que des camarades étudiantes est-allemandes étaient mères célibataires ! Dans le capitalisme, ce serait impensable : la condition de mère célibataire est une des plus précaires. En RDA, 30 % des étudiantes l’étaient. Un réseau de crèches, de garderies, de cantines, de laveries communes, permettait de concilier les lourdes tâches de l’éducation des enfants avec la poursuite d’une vie professionnelle ou étudiante. Les pays de l’Est ont voulu l’indépendance économique des femmes : des congés parentaux avec maintien du salaire ont été créés très tôt, avec l’assurance de retrouver un emploi. Les tâches que les femmes accomplissent bénévolement sous le capitalisme, comme une subvention de fait aux patrons, ont été à l’Est prises en charge par la société : éducation, travail domestique… La vie des femmes en était évidemment transformée.

LB : Y a-t-il eu un débat sur le salaire domestique dans les pays de l’Est ?

KG : Non, car les pays socialistes souhaitaient amener les femmes sur les lieux de travail, pour ne pas qu’elles restent chez elles pour les tâches domestiques. Ils ont donc plutôt socialisé les tâches domestiques (crèches publiques, laveries, maternités…). De nos jours, le salaire universel est envisagé comme un moyen de soutenir économiquement les femmes au foyer. Mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée : la vie de famille gagnerait à être communautaire plutôt que centrée sur la famille nucléaire, cela procurerait plus de soutiens aux femmes et aux enfants. On sait combien d’enfants grandissent dans des foyers dangereux, combien de femmes vivent des dépressions post-partum.

LB : Vous parlez des stéréotypes sexistes formés dans le bloc de l’Ouest, à propos des femmes de l’Est…

KG : Les femmes de l’Est laides et fortes : cette image populaire a été créée délibérément par les États-Unis dans le contexte de la Guerre Froide. Devant les images de femmes ingénieures soviétiques, les journaux ont voulu montrer que ces femmes n’étaient pas féminines, que si elles occupaient la place des hommes c’est parce qu’elles étaient des hommes… Les clichés marchaient aussi dans l’autre sens, en réduisant ces femmes à leur apparence séduisante : quand Valentina Terechkova a voyagé dans l’espace en 1963, le New York Times a titré « Une blonde soviétique, première femme dans l’espace ». En réalité ces journaux dépeignaient la femme états-unienne des années 50, à la Mad-men. C’était plus facile de faire croire que l’émancipation des femmes amenait à choisir entre carrière et féminité.

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LB : Vous décrivez le mariage hétérosexuel comme une forme de travail du sexe : les femmes épousent les hommes pour leur argent. Cela s’applique-t-il à tout le spectre social ?

KG : Roy Baumeister et Kathleen Vohs, des économistes libéraux, ont décrit le mariage comme un échange économique pour du sexe. Pour ces théoricien.nes, la sexualité est un marché où les femmes sont des fournisseuses de sexe et où le sexe a un prix. Quand les femmes n’ont pas accès au travail et aux études, le prix du sexe est élevé car c’est le mariage qui permet aux femmes de survivre économiquement, et aux hommes d’avoir des relations sexuelles avec elles.

Dans les ménages pauvres, le phénomène est inversé. Le taux de mariage des classes populaires est en dégringolade aux États-Unis. Là aussi, les femmes font un choix économique, celui de ne pas épouser un chômeur. Les études aux États-Unis et en Grande Bretagne montrent que les hommes sont considérés comme les gagne-pains du couple. Finalement, les hommes aussi sont marchandisés.

On en arrive au paradoxe des incels [involuntary celibates – célibataires involontaires]. Ils subissent leur célibat car leur mauvaise situation économique les exclut du marché des relations hétérosexuelles. Mais comme ils évoluent dans des milieux conservateurs et misogynes, ils accusent les femmes d’être « hypergames », de vouloir s’élever socialement par le mariage, plutôt que d’accuser le système capitaliste qui crée cette situation.

Quant aux conservateurs, ils accusent l’émancipation des femmes d’avoir engendré le phénomène des incels. L’accès des femmes à une sexualité hors mariage ferait baisser le prix du sexe et supprimerait l’émulation qui pousse ces jeunes hommes à gagner une indépendance économique pour « séduire » des femmes. Comme d’habitude avec les fascistes, ils répondent à un problème de société en attaquant une partie de la population plutôt que le système économique.

Au Texas, de nouvelles lois anti-avortement sont mises en place. Je pense que ces mesures conservatrices visent à forcer les femmes à élever le prix du sexe.

LB : Comment situez-vous votre livre dans le paysage du féminisme contemporain ?

KG : Je déteste la théorie des « vagues » du féminisme, la « première vague », la « seconde vague »… Cette théorie ignore toutes les femmes communistes qui ont combattu dans les années 30 ou 40, pendant la guerre d’Espagne, en France dans la Résistance, en Italie… et qui ont combattu en tant que femmes et que communistes, ou aussi bien comme anarchistes ou socialistes. On peut parler à cet égard d’une missing wave, d’une vague oubliée.

Je déteste le féminisme libéral façon #girlboss. « Margaret Thatcher et Angela Merkel, voilà ce qu’il nous faut » : non, je ne crois pas, merci ! Le féminisme libéral est une diversion. Le féminisme qu’on nous propose ici revient à ceci : si vous gagnez assez d’argent, alors vous pourrez payer une femme plus pauvre que vous pour s’occuper de vos enfants et de votre maison, et alors vous serez libres ! Mais ça, c’est juste du capitalisme avec des femmes aux manettes. Bien sûr, les femmes doivent être payées autant que les hommes. Mais nous avons besoin d’un concept de féminisme bien plus vaste. Le changement climatique, le racisme, les coupes dans les budgets des écoles ? À chaque fois ce sont des questions féministes, parce qu’elles impliquent un travail supplémentaire qui sera pris en charge bénévolement par les femmes. Cette approche est étouffée car le capitalisme a coopté le féminisme. Le féminisme est devenu une manière de vendre des choses aux gens, un discours largement inoffensif.

Il y a pourtant une tout autre histoire du féminisme, qui tient au souci de construire une société plus juste, pour tout le monde. Cette histoire alternative remonte à Flora Tristan en France ou à Clara Zetkin en Allemagne. Et elle se poursuit : en Amérique du sud, en Afrique, il y a des luttes féministes qui sont anti-racistes, favorables à l’égalité des genres, plus inclusives. Ces luttes-là sont le féminisme d’aujourd’hui, pas celui qu’on nous vend.

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LB : Votre livre permet-il de penser le retour de bâton conservateur à l’œuvre en Pologne, en Hongrie ou… ici même en France ?

KG : Une phrase attribuée à Lénine dit que le fascisme est le capitalisme en décomposition. Nous sommes dans une problématique de diversion : plutôt que s’attaquer aux causes économiques, la colère de la classe ouvrière masculine est détournée vers les femmes ou les étranger.es. Ce n’est pas un accident si le gouvernement polonais s’attaque aux femmes : le fascisme est en son cœur une politique anti-féministe. Il y a ici un lien essentiel, qui ne s’explique pas seulement par l’influence du catholicisme : c’est dans la Pologne catholique que l’avortement avait été autorisé dès 1956. Ce que le gouvernement s’emploie à faire, c’est briser l’alliance historique entre le féminisme et la classe ouvrière, une alliance porteuse d’une société bien plus égalitaire.

Il y a beaucoup de féministes polonaises qui voient les féministes de l’Ouest comme des modèles… et ne voient pas de modèles dans leur propre histoire, alors que celle-ci, en Pologne, est considérable, où il y a eu de nombreuses femmes engagées dans la lutte contre le nazisme. L’anticommunisme a pris le pas et occulte des luttes et des victoires dont il y aurait pourtant lieu de s’inspirer.

Propos recueillis par Méduse & Guigui
Dessin cosmonaute : EdN

Personnages historiques cités par Kristen Ghodsee

Alexandra Kollontaï, grande figure marxiste russe du début du XXe s., critique de la Révolution d’octobre et défenseuse de « l’amour-camaraderie », cf. Marxisme et révolution sexuelle, Maspero, 1973.

Clara Zetkin, dirigeante socialiste et féministe allemande, début XXe s. Voir « La lutte pour la libération des, femmes », discours à la Première Internationale, en ligne.

August Bebel, dirigeant socialiste allemand de la fin du XIXe s., a écrit La femme et le socialisme en 1911.

Flora Tristan, socialiste et féministe française du début du XIXe s., autrice de Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères.

Quelques exemples de dispositifs institutionnels créés dans les pays de l’Est :

URSS, 1920 : légalisation de l’avortement.

URSS, 1920 : sous l’impulsion d’Alexandra Kollontaï, plan de collectivisation de la garde des enfants par la création d’un réseau de crèches, garderies et cantines. Ces institutions, abandonnées dans le contexte de l’URSS des années 30, seront largement développées dans les pays de l’Est après 1945. Un film soviétique injustement méconnu, Ménage à trois de Abram Room (1927), témoigne de l’étonnante atmosphère de libération de l’époque.

RDA, Tchécoslovaquie, années 60 : politiques de quotas garantissant la présence de femmes dans certaines professions traditionnellement masculines (recherche scientifique, industrie), campagne de lutte contre « les attitudes archaïques concernant la répartition des tâches domestiques ».

En RDA, la pilule contraceptive est gratuite dès 1966.

Bulgarie, 1971 : la Constitution assure un congé parental de 120 jours avec traitement plein, avec possibilité de l’étendre à 3 ans au salaire minimum. Le congé est compté dans le calcul de la retraite et les parents sont assuré.es de retrouver leur emploi à son terme. La loi est ensuite modifiée afin d’inciter les hommes à prendre le congé.

Et l’homosexualité ? Si rien de tel qu’une culture LGBT reconnue n’existe à l’Est, la tolérance est néanmoins un peu plus importante qu’à l’Ouest : l’homosexualité est ainsi dépénalisée en 1968 en RDA (contre 1982 pour la France).

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