Sommes-nous déjà en dictature ? Ou la loi du 23 mars 2020, qui crée l’état d’urgence sanitaire, en est-elle les prémices ? En cinq jours, nos droits les plus fondamentaux ont été balayés du revers du coude : interdiction de se déplacer librement, fin de la durée légale du travail, allongement des détentions provisoires en prison et pouvoir discrétionnaire des flics… L’ordre a de beaux jours devant lui grâce à des pouvoirs exceptionnels et à une police sanitaire sans merci. Analyse.
Alors que le droit permet déjà de faire face aux crises sanitaires grâce aux dispositions du Code de la santé publique, qui donne un pouvoir spécial au Ministre de la santé en cas de catastrophe, le gouvernement a préféré s’arroger les plein pouvoirs en montant de toutes pièces un nouveau régime d’exception : l’état d’urgence sanitaire. Le projet de loi, déposé le 18 mars devant le Sénat, est entré en vigueur le 24 mars. Il ne permet pas seulement d’endiguer une pandémie. Il permet aussi à l’exécutif de décréter des restrictions de liberté sans précédent, et massacrer à coup d’ordonnances nos droits les plus essentiels. Pour reprendre les mots du philosophe italien de l’autonomie Giorgio Agemben1, « Pour le virologue, l’ennemi à combattre, c’est le virus ; pour les médecins, l’objectif est la guérison ; pour le gouvernement, il s’agit de maintenir l’ordre ».
Les droits fondamentaux passent l’arme à gauche
A l’occasion « d’une catastrophe sanitaire mettant en péril […] la santé de la population », l’état d’urgence sanitaire se décide en Conseil des ministres, par décret. Le Premier Ministre peut alors, sans passer par la loi, interdire ou restreindre la circulation des personnes et des véhicules, fermer les établissements accueillant du public et interdire les réunions « de toute nature ». Le préfet, représentant de l’État à l’échelle locale, applique ces mesures de manière collective ou individuelle. Il peut donc interdire à des personnes déterminées de sortir de chez elles en théorie, même si cela ne s’est pas encore produit à notre connaissance.
La création de cet état d’urgence est accompagnée de pouvoirs extrêmement importants accordés au gouvernement. En effet, l’exécutif peut dorénavant prendre des ordonnances, dans des matières très diverses et sans avoir besoin de l’approbation des parlementaires. Ainsi, entre le 25 et le 27 mars, soit quatre jours après la publication de la loi, 30 ordonnances ont été prises par le gouvernement, en matière de droit du travail, de procédure pénale ou encore d’organisation des tribunaux. Bref, l’exécutif s’arroge un pouvoir inégalé dans des domaines qui touchent l’organisation de la société et bat en brèche nos droits les plus précieux tels que le droit au repos et à la vie privée, l’égalité de toutes et tous devant la justice, la liberté de circulation et de manifestation.
Macron a ainsi pris une ordonnance pour démanteler le Code du travail et qui s’applique longuement et bien après la fin théorique de l’état d’urgence, jusqu’au 31 décembre2. Les salarié.es peuvent ainsi être obligé.es de travailler jusqu’à 12 heures par jour (au lieu de 10), et 60 heures / semaine, et être contraint.es de travailler le dimanche. L’employeur peut modifier seul les dates de congés payés et donc forcer les salarié.es à prendre leurs congés pendant le confinement, et ce du jour au lendemain. Les droits acquis et préservés tant bien que mal par les luttes sociales partent en fumée. Nous sommes en guerre, martèlent les haut-placés et chiens de garde médiatiques. L’effort est national, alors ce sont les travailleur.ses payent le prix fort. Un vrai rêve de patron devenu réalité.
Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? L’exécutif a également pris une ordonnance en matière de procédure pénale, tout aussi grave et alarmante. Alors qu’en temps normal, les décisions pénales sont rendues par plusieurs juges, l’ordonnance permet de condamner à juge unique et par visioconférence, voire par téléphone ! Les détentions provisoires et les assignations à résidences sont prolongées par le juge des libertés et de la détention de 2, 3 ou 6 mois sans débat contradictoire et les détenu.es qui demandent une réduction de peine ou une autorisation de sortie ne sont pas entendu.es directement par le juge d’application des peines. L’entretien de la garde à vue avec l’avocat.e s’effectue par smartphone, sans parler de la suspension des délais de prescription… Bientôt des lettres de cachet par texto ?
Soupçonner et punir
Cette situation serait justifiée par la gravité de la situation. « Nous sommes en guerre » nous assène-t-on du matin au soir et du soir au matin... À la guerre comme à la guerre, les échines des journalistes complaisant.es se courbent et leur lexique évolue : celles et ceux qui ne sont pas mises sur la touche sont désigné.es comme allant « au front », « en première ligne » ou « en seconde ligne » selon l’activité considérée par les médias. On ne prépare pas des nouveaux lits dans les structures de santé : aujourd’hui on « arme » des lits. Nos récent.es « héros et héroïnes de la nation » ne meurent pas, puisque nous sommes en guerre : ils « tombent ». Et, dans l’ombre des « héros et héroïnes du quotidien », les braves qui obéissent aux ordres aboyés à travers les écrans, se tapissent, en creux, les traîtres à la nation : et il y a fort à parier que cela concerne chaque geste ou parole qui vienne se dresser à l’encontre de l’ordre.
Cette utilisation du champ lexical de la guerre appuie le recours aux pouvoirs exceptionnels octroyés à l’exécutif et à l’étendue des pouvoirs de la police qui cogne à l’abri des regards confinés et verbalise sur des critères définis par elle-même3. L’avocat parisien Raphaël Kempf rappelle ainsi que le délit de non-respect des mesures de restriction de liberté donne un pouvoir arbitraire aux flics qui contrôlent les motifs dérogatoires de sortie et jugent de leur légalité4, puisque les tribunaux de police sont fermés. « Cela est une mesure scélérate : un pouvoir arbitraire donné sans contrôle ».
Dans la continuité de l’état d’urgence sécuritaire déclaré en 2015, de la loi pour la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme de 20175 et de la loi anti-casseurs de 20196, le pouvoir peut prendre des mesures individuelles qui suppriment pour certains la liberté d’expression et de circulation, sans avoir besoin d’établir aucun fait matériel. Les notes blanches et les renseignements peuvent ainsi désigner les opposant.es politiques à faire taire et il serait illusoire de penser que des dérives en ce sens ne se produiront pas avec l’état d’urgence sanitaire. A titre d’illustration, d’ailleurs, le professeur de droit public Serge Slama7 avait dénombré environ 10 000 restrictions individuelles (assignations à résidence notamment) entre 2015 et 2017 dont de nombreuses ont servi à réprimer les mouvements sociaux.
Mais l’état d’urgence sanitaire pourrait se révéler d’autant plus dangereux que l’ennemi à combattre est aujourd’hui invisible, le virus Covid-19. Tandis que la critique du pouvoir pendant l’état d’urgence sécuritaire entre 2015 et 2017 pouvait s’appuyer sur des éléments flagrants (les militant.es politiques ne sont pas des terroristes), comment rendre visible les abus de l’État alors que la contamination au virus, qui justifie la quarantaine, est désincarnée, parfois asymptomatique ? De fait, tout le monde est suspect : la population se terre, confinée, coupée de la vie et prie que le virus ne soit pas transmissible par écrans interposés ! Les gens sont, comme le dicte le bon sens, plutôt réceptifs à certaines mesures sanitaires. Le pouvoir fait alors ce qu’il sait faire de mieux : instrumentaliser cette crise sanitaire pour contrôler, surveiller et maintenir l’ordre social établi.
Une crise sanitaire sans borne ?
Sommes-nous déjà en dictature ? Cette question, volontairement provocatrice, doit être posée. La dictature, qui est la forme la plus basique d’un État autoritaire, est caractérisée par plusieurs éléments. Dans la Rome antique et de manière originelle, c’est un régime politique qui, en temps de crise, donne les pleins-pouvoirs aux dirigeant.es8. Ainsi, la philosophe Hannah Arendt la définit comme « une suspension temporaire des lois aux cas d’urgence, généralement pendant une guerre ou une guerre civile. La dictature est limitée dans le temps »9. L’état d’urgence sécuritaire ou sanitaire peut être vu comme une résurgence de la dictature au sens romain du terme. Dans cette acception, nous sommes bien en dictature. Cependant, on entend généralement ce terme comme tout régime qui, pour assurer l’ordre public intérieur et la perpétuation du régime, empêche l’exercice des droits politiques de la population. Si le droit de vote n’est pas remis en cause en France10 d’autres caractéristiques peuvent toutefois questionner les dérives autoritaires, depuis l’adoption de l’état d’urgence sanitaire : l’absence de pouvoir de l’opposition politique puisque l’exécutif n’a plus besoin de passer par le Parlement, l’incertitude quant à la fin effective de l’état d’urgence, la restriction importante des libertés individuelles (qui comprend l’interdiction d’aller et venir et de manifester), les contrôles arbitraires pour contraindre au confinement, l’absence de données claires quant au nombre de décès ou aux mesures sanitaires pertinentes…
D’ailleurs, selon Serge Slama, le danger réside dans la durée et la pratique de l’état d’urgence sanitaire. Il prend l’exemple des drones utilisés pour contrôler la population pour sa sécurité. Parallèle numérique, on pense aussi à la géolocalisation des personnes contaminées, qui est envisagée par le gouvernement à la fin du confinement. Ces mesures de surveillance sont des outils extrêmement efficaces pour connaître les opinions politiques de la population11 et donc pareillement dangereuses pour une société libre.
Selon le gouvernement, il n’y aurait aucune crainte à avoir puisque ces mesures ont une durée limitée dans le temps. Et en effet, il y a deux types de dates butoir. Premièrement, l’état d’urgence en lui-même n’est censé durer que deux mois. Mais il peut être prolongé par le vote d’une loi. Par ailleurs, une fois l’état d’urgence sanitaire fini, le Ministre de la santé garde le droit de d’édicter des mesures collectives et individuelles de restriction de liberté jusqu’à « disparition durable de la crise sanitaire », ce qui reste très flou. Deuxièmement, la loi qui crée l’état d’urgence et qui contient toutes les règles énoncées ci-dessus, devrait disparaître d’ici le 1er avril 2021. Néanmoins, il est tout de même étrange de créer tout un régime juridique et de créer un chapitre dans le Code de la santé publique pour ensuite le supprimer totalement. En plus, il est très facile pour les autorités publiques de modifier cette date butoir pour rallonger les effets de la loi. Et puis rien n’empêcherait le parlement d’adopter une loi pour pérenniser les effets de l’état d’urgence sanitaire. D’ailleurs, à la sortie de l’état d’urgence de 2017, le Parlement a adopté la loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme (dite SILT) afin « de permettre une sortie maîtrisée de l’état d’urgence »12, qui a maintenu les mesures individuelles de contrôle et de surveillance administratifs. Alors que la loi SILT devait se terminer en décembre 2020, comme le rappelle la professeure Olga Mamoudy13, le Parlement envisage de prolonger encore ses effets. C’est la même inquiétude qui est partagée par l’ensemble de la profession d’avocat, qui redoute que les mesures prises par ordonnance ne se pérennisent à terme. Dans une série de requêtes adressées au Conseil d’État, la profession s’inquiète14 « La stratégie constante du gouvernement depuis une vingtaine d’années est aujourd’hui trop connue pour lui laisser le bénéfice du doute. Ces mesures n’ont évidemment pas vocation à rester cantonnées à l’état d’urgence sanitaire mais à s’instaurer dans le droit commun ». Rien ne garantit donc que les effets de la loi de lutte contre le covid-19 disparaissent effectivement.
Va-t-on laisser les décideur.ses et les cadres nous dicter la loi ? Mettre en péril les éboueur.ses, les caissier.es, Déliveroo et personnels soignants ? Nous enfermer, nous surveiller, nous contrôler ? Comme le suggèrent les banderoles qui fleurissent aux balcons, la fin du confinement sera l’occasion de faire éclore notre refus du monde qui nous attend. Quand nous chanterons le temps des cerises, sifflera bien mieux le merle moqueur15, dit la chanson.
Moustique
Petit lexique juridique : Un décret : décision prise par le Président de la République ou le Premier Ministre. Cette mesure n’est donc pas votée par le Parlement. Une ordonnance : mesure prise par le gouvernement qui doit, normalement, être votée par le Parlement. Cela permet de bousculer nos droits, voire de les supprimer, car ça change le droit sans aucun débat public. Il suffit ensuite pour le parlement de ratifier la loi, c’est-à-dire de pérenniser les mesures. Selon la loi du 23 mars 2020, le gouvernement peut légiférer par ordonnances pendant 3 mois. La détention provisoire : consiste à placer une personne en prison, dans l’attente d’être jugée. L’assignation à résidence : consiste à obliger une personne à rester enfermée chez elle, le temps d’être jugée. La suppression du débat contradictoire : l’avocat.e ne plaide pas devant le juge, tout se passe à l’écrit. En principe, chacun.e a le droit de voir le juge pour se défendre. Le délai de prescription : délai pendant lequel une personne peut être poursuivie pour avoir commis une infraction pénale. Au nom du droit à l’oubli, les autorités publiques ne peuvent plus poursuivre passé le délai de prescription. L’ordonnance suspend ce délai c’est-à-dire que les autorités rallongent le délai pendant lequel une personne est poursuivable. Les notes blanches : Notes des services de renseignement non signée et destinée à l’administration. Vise notamment les opposant.es politiques. |
Le non-respect des mesures de confinement ou des formes de l’attestation de sortie dérogatoire peut donner lieu à une contravention de 135 euros. En cas de récidive dans les 15 jours, l’amende peut s’élever à 200 euros voire à 450 euros en cas de majoration. L’irrespect de ces mesures peut même entraîner jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende si trois contraventions interviennent dans un délai de 30 jours. Bien sûr, tout cela dépend de l’appréciation subjective des flics. Cependant, il faut savoir que ces amendes peuvent être contestées. Pour cela, ne payez pas l’amende (cela vaut reconnaissance des faits) et contestez celle-ci par lettre recommandées avec avis de réception dans un délai de 90 jours (45 jours après le confinement) à l’officier du ministère public (dont l’adresse se trouve en bas à droite de l’avis de contravention). Il faut alors expliquer les raisons pour lesquelles vous contestez l’amende. Pendant le confinement, vous n’êtes pas convoqué.e au tribunal de police et le juge rend sa décision à la seule lecture de votre dossier. En cas de condamnation, l’amende peut être majorée. Pour vous aider dans cette démarche, vous pouvez contacter le Collectif Lillois d’Autodéfense Juridique à l’adresse Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. en envoyant la photo de votre amende et le brouillon de votre courrier à l’officier du ministère public |
1 Giorgio Agamben : « L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale », Le Monde, 28 mars 2020
2 Ord. N° 2020-323 du 25 mars 2020 portant mesures d’urgence en matière de congés payés, de durée du travail et de jours de repos
3 Voir l’article « Contrôle arbitraires et violences policières : la répression en temps de confinement », Bastamag, 9 avril 2020
4 Lola Ruscio, « On ne doit pas s’accommoder d’un contrôle policier démesuré », entretien avec Raphaël Kempf, L’humanité, 25 mars 2020
5 Qui fait entrer dans le droit commun certaines mesures issues des ordonnances relatives à l’état d’urgence sécuritaire entre 2015 et 2017.
6 Voir « Soupçonner et punir », La Brique, n°58
7 Serge Slama, « Etats d’urgence au pluriel », Youtube
8 Arnauld Leclerc, « Les régimes non démocratiques : autoritarisme et totalitarisme », UJF, 2014
9« Le totalitarisme, une tyrannie comme les autres ? » France Culture, 30 mars 2020
10 Le droit de vote et le pluralisme politique existent, même si on peut se demander si le droit de vote est suffisant pour assurer une forme démocratique du pouvoir, mais c’est une autre question…
11 En effet, connaître les lieux fréquemment visités par une personne permet de connaître ses affinés politiques (bars militants, local syndical…).
12 Rapport d'information de M. Marc-Philippe Daubresse, fait au nom de la commission des lois n° 348 (2019-2020) - 26 février 2020
13 Dans « nos libertés individuelles et les travailleurs oubliés », A l’air libre, Médiapart, 24 mars 2020
14 Renaud Lecadre, « Les avocats traînent la garde des sceaux en justice », Libération, 8 avril 2020.
15 Vu sur un balcon, sur le site Cortège de fenêtres