Entre 2009 et 2014, Michel Delebarre, maire PS de Dunkerque et président de la Communauté Urbaine, rêvait d'une grande salle multi-sport Arena à la hauteur de son ego. Au final, ce projet aura précipité sa chute aux élections municipales de mars 2014 en faveur de Patrice Vergriete (divers gauche). Si ce dernier a fait campagne en dénonçant les pratiques non-démocratiques du maire bâtisseur, son vernis de politique de concertation publique commence à s’écailler : c’est dans l’entre-soi cher aux élus que vient de se décider la construction d’une autre version de l’Arena. Retour sur ce projet qui ne cesse de cristalliser les rancœurs contre un système politique local à bout de souffle.
Les arguments ne manquaient pas pour s'opposer au projet de la salle Arena qui pointe son nez à l’été 2009 : projet sur-dimensionné (10.700 places pour un territoire de 200.000 habitant.es), contrat décrié (Partenariat Public-Privé et donc perte de la maîtrise publique) entre les mains d'un géant du BTP (Vinci), coût faramineux (260 millions d'euros), lieu d'implantation à proximité d'une usine pharmaceutique classée SEVESO, et construction d’un centre commercial « Grand Nord » attenant à la salle, qui fragiliserait des commerces de proximité déjà affaiblis par la présence massive de grandes surfaces sur l'agglomération. Et pourtant le projet a été voté les yeux fermés par la majorité des élu.es de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD). Il aura fallu attendre que des habitant.es, environnementalistes et syndicalistes s'emparent du sujet pour que le débat sorte du conseil communautaire et enflamme la vie politique dunkerquoise à un an des élections municipales. La Brique a passé au scalpel ce Grand Projet Inutile qui assomme aujourd'hui les Dunkerquois.es d’une dette de 30 millions d’euros.
Unanimité forcée
En juillet 2009, les quatre-vingt-un élu.es de la Communauté Urbaine doivent voter le principe de la réalisation d'une grande salle multi-usages. Le procès-verbal du conseil laisse percevoir quelques inquiétudes chez certain.es, essentiellement des communistes, des verts et des frontistes, mais le projet ne rencontre guère de franche résistance. La délibération est adoptée à l'unanimité, et compte sur le soutien des maires des grandes villes voisines (Damien Carême, David Bailleul, Bertrand Ringot, Christian Hutin1). Seuls seize élus communautaires s'abstiendront.
Michel Delebarre peut se frotter les mains, il passera à la postérité en faisant construire la plus grande salle de sports au nord de Paris. Son objectif est clair : relancer l'« attractivité » d'un territoire qui souffre de sa spécialisation à outrance dans l’industrie sidérurgique, métallurgique, et pétrochimique2, qui connaît un taux de chômage de 12,5% et qui perd environ mille habitant.es chaque année depuis 2000. À Dunkerque, les politiques semblent convaincus que le triste bilan économique s'efface à coup de sport-spectacle.
Aux grands maux... les grands remèdes.
Mais comment financer un tel projet en période de crise ? En juillet 2010, les élu.es valident le recours au contrat de type Partenariat Public Privé (PPP) pour le financement, la conception, la construction, la maintenance et l'exploitation de la salle Arena. Si les ménages modestes ont le crédit pour satisfaire leurs désirs de consommation, les collectivités locales, elles, ont le PPP pour satisfaire leurs envies de grandeurs. Exit la maîtrise publique, tout est transféré au privé. C'est la multinationale Vinci qui remporte le marché en octobre 2012. Et avant même que les élu.es valident par un vote le choix du délégataire, Michel Delebarre fanfaronne : « Je suis tranquille, je vous donne rendez-vous à l'inauguration3 ».
Versatile Vergriete
Fort du soutien enthousiaste de ses compères, le maire veut accélérer les choses pour que la première pierre soit posée en octobre 2013. Mais un grain de sable vient enrayer la mécanique : des habitants tiquent face au manque de consultation autour d'un projet qui engage la collectivité dans un contrat de 27 ans et pour plus de 260 millions d'euros.
En pleine médiatisation de la lutte des zadistes contre le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes, les mots PPP et Vinci suscitent la méfiance, comme l'explique Camille4, militant opposé à l'Arena : « Ce qui a éveillé ma curiosité, c'est l'association PPP-Vinci. Je savais qu'un peu partout en France des luttes locales s'organisaient contre des grands projets imposés, dont une majeure partie sont réalisés grâce aux PPP. Ici, il n'était pas question d'un aéroport, d'un stade de football ou d'une ligne TGV, mais quand même, mettre presque 300 millions dans une salle indoor à Dunkerque, c'était totalement surréaliste ».
Au printemps 2013, la résistance bourgeonne. Des habitants, des militants écologistes, du syndicat SUD Solidaires, et une partie de la gauche (NPA, Front de Gauche) s'allient et créent l'association Arena, Non Merci. Ils ne sont pas les seul.es à s’organiser. À un an des élections municipales, l'Arena a ouvert une brèche dans laquelle tous les opposants politiques de Delebarre s'engouffrent pour plomber son projet et, surtout, pour le détrôner. C'est le cas de Patrice Vergriete qui rentre dans la bataille des municipales avec Dunkerque en Mouvement. Adversaires pour le siège de maire, c'est pourtant une toute autre relation qui liait les deux hommes par le passé. Polytechnicien, conseiller de Claude Bartolone et Martine Aubry, Vergriete revient en 2000 à Dunkerque pour prendre la direction de l'Agence d'urbanisme (AGUR) que lui confie Debelarre.
Dès 2001, il fait partie de la liste du candidat PS pour les élections municipales et devient son adjoint à la jeunesse. Certains le voient comme son successeur potentiel. Mais en mai 2013, il décide de démissionner de son poste d'adjoint aux sports à la mairie, affirmant ne plus se reconnaître dans la politique menée par son ancien mentor avec lequel il a collaboré pendant douze années... Sincère ou opportuniste, il critique le népotisme de Delebarre, son cumul des mandats (3 mandats et 23 fonctions), sa vision économique du territoire et le projet Arena. Il s'impose alors comme une nouvelle force politique capable de renverser l'immuable Delebarre.
Une enquête publique pour la forme
Tout.es les opposant.es se donnent rendez-vous lors d'un débat public organisé en juin 2013 à l'initiative du sous-préfet de Dunkerque dans le cadre de l’enquête publique. Plus de 500 personnes sont présentes. Outre quelques habitant.es et les anti Arena (Dunkerque en Mouvement, Arena, non Merci, mais aussi Les Amis de la Terre et l'Adelfa5), des pro Arena font le déplacement. Ce sont majoritairement des représentants des clubs locaux de basket et de handball et quelques militant.es PS venu.es soutenir Delebarre, qui n'a pas jugé digne se déplacer ce jour-là.
Il est néanmoins représenté par des proches collaborateurs qui animent le débat. Parmi eux, Vincent Leignel, chargé de mission à la CUD sur des questions d'aménagement. Le patron a envoyé l'homme de la situation pour rassurer les opposants et essuyer leurs critiques. Nul doute sur son « devoir de neutralité » et ses « compétences » de technicien CUD dans l'analyse et la mise en place d'un tel projet lorsque l'on sait qu'il est également adjoint à l'urbanisme à la mairie de Dunkerque et administrateur de l'USDK, le club de handball de la ville. Autant dire qu'avec ces trois casquettes, la construction de la salle Arena l'intéresse au plus haut point.
Autre technicien envoyé au front ce jour-là : Dominique Deprez. On s’étonne que Delebarre l'ait choisi comme chef de projet Arena alors qu'il était auparavant directeur de la Soginorpa (2005-2011), premier bailleur social de la région minière du Nord-Pas-de-Calais, épinglée sévèrement par la Cour régionale des comptes en 2009 pour gestion hasardeuse et dangereuse de ces 63 000 logements miniers. Le scandale est révélé en septembre 2010 par la diffusion par France Inter et Rue 896 du rapport définitif de la CRC resté « confidentiel » jusqu’alors. La société n'a cessé de s'endetter pour mener une politique de placements à risques dans le seul but de dégager le maximum de produits financiers. En gros, Deprez faisait partie d'une équipe d'élus et de techniciens qui a joué à la roulette russe avec les maisons des mineurs. S’il s’agit de s’amuser avec les biens des habitant.es et l’argent public, soyons serein.es, Delebarre a su dégoter l’expert.
Malgré les arguments transmis à la commission d'enquête publique, celle-ci donnera un avis favorable au projet. Aurait-il pu en être autrement quand le président de cette commission, Michel Gilmet, est un proche collaborateur de monsieur le maire ? La mairie de Dunkerque peut ainsi délivrer en octobre 2013 le permis de construire à la Société Dunkerque Arena.
Game of Thrones
Les choses s’accélèrent pour que les travaux débutent avant les élections de mai 2014. Mais l'Adelfa dépose un recours gracieux contre le permis de construire, ce qui empêche tout début de travaux. Pendant le mois de décembre 2013, des militant.es d'Arena, non merci et des environnementalistes dénoncent la présence de bulldozers sur le futur terrain de construction et rappellent l'interdiction de réalisation de travaux tant que le recours gracieux reste valide.
La CUD, par la voix de Dominique Deprez, se défendra d'une manière assez maladroite dans les colonnes de La Voix du Nord du 23 décembre 2013, en prétextant la présence des bulldozers par la nécessité de récupérer les graines et racines des végétaux de la zone afin de les déplacer en dehors du futur chantier. Protéger la nature avec des bulldozers ne semble pas contrarier la CUD.
Pour contrer la mise en route du chantier, Arena, non Merci, Les Amis de la Terre, et l'Adelfa se coordonnent dans le collectif Stop Arena. Deux manifestations s’organisent. Quatre cents personnes sont présentes pour la première. Parallèlement, l'Adelfa engage le 21 mars 2014 un recours en annulation du permis de construire devant le tribunal administratif de Lille, ce qui entraîne une suspension du contrat PPP au lendemain du premier tour des municipales. Vergriete arrive en tête avec 36,05% des suffrages contre 28,86% pour Delebarre.
Véritable claque pour le maire de Dunkerque, celui-ci n'hésite pourtant pas dans l'entre-deux-tours à proposer un référendum sur l'Arena. Vergriete est élu au second tour avec 55,53% des voix et empoche dans la foulée la présidence du conseil communautaire grâce aux soutiens de deux maires : celui de David Bailleul et celui Damien Carême, qui une semaine auparavant soutenait encore Delebarre au second tour des municipales7.
Ce chamboulement de la vie politique locale va entraîner l'enterrement du projet. La délibération de résilier le contrat de partenariat avec Vinci est votée à la majorité par le conseil communautaire. Seuls quatre élus, dont Delebarre, voteront contre. Dans un retournement de veste magistral, tous les maires qui se sont positionnés en faveur des différentes délibérations, en 2009, 2010 et 2012, concernant le lancement de l'Arena ont voté pour la résiliation du contrat en mai 2014.
La sanction de la Cour des Comptes
Si le collectif Stop Arena n'a cessé de dénoncer la gabegie financière que représentait le projet ou les différentes irrégularités qui entachaient les procédures administratives et juridiques8, un bon nombre d'informations capitales restaient inaccessibles, comme les annexes du montage financier du PPP protégées par le secret commercial et industriel.
En août 2015, la Chambre régionale des Comptes (CRC) publie son rapport sur la gestion des finances de la CUD (période 2007-2013), ce qui permet de remédier à ce manque de transparence inhérent aux contrats PPP et permet de voir de quelle manière l'équipe en charge de l'Arena a géré le dossier pendant les cinq années de vie du projet.
La première irrégularité concerne l'étude de pré-faisabilité. La CUD a fait appel au cabinet SportFive (Lagardère Unlimited) en consultation directe, ce qui contrevient aux principes de la commande publique : l'obligation de mettre en concurrence les entreprises n'a pas été respectée.
Par ailleurs, la CRC s'étonne qu'aucune clause suspensive n'ait été prévue dans le PPP signé entre la CUD et la Société Dunkerque Arena (intermédiaire de Vinci). Il s'agit pourtant de prévoir l'annulation du projet en cas de non financement, ou d'impossibilité de l'achat du terrain par exemple. Cette suffisance coûtera cher à la collectivité : 9,44 millions d'euros HT pour l'obtention du permis de construire, pour la suspension du chantier pendant la période électorale, et pour la suspension du contrat suite à un recours contentieux.
Enfin, la CRC relève que « la CUD ne disposait strictement d'aucune garantie quant à l'acquisition du terrain d'implantation du stade ». Aussi surréaliste que cela puisse paraître, la CUD n'avait aucun droit sur le terrain du site du Noort Gracht de 239 459m² retenu pour implanter l'Arena. Cela n'a pas empêché le promoteur immobilier de donner son autorisation à la CUD pour « effectuer différentes études, accéder au terrain et commencer les travaux ».
Tout a donc été réalisé dans la précipitation pour que le projet aboutisse le plus rapidement possible, même si au passage, le droit, les réglementations administratives et juridiques ont été bafouées. Pire encore, la CUD doit finalement s'acquitter auprès de la Société Dunkerque Arena des frais de résiliation de contrat pour cas de force majeure, évalués entre 8 et 10 millions d'euros. Si on les additionne aux dépenses déjà payées pour les différentes études menées (13 millions) et aux causes de suspension évoquées précédemment, le coût total pour une salle qui ne verra jamais le jour est estimé à plus de 30 millions d'euros. On laisse aux Dunkerquois.es le soin de se faire les fonds de poche.
Autisme ou syndrome d'hubris ?
Cet épisode aura révélé au grand jour ce qui était déjà sous-jacent depuis plusieurs années, et qui s'est intensifié avec le renforcement de l'intercommunalité : la création d'une faille énorme entre une oligarchie politique locale qui a voulu s'affranchir de toute contrainte démocratique, et des habitant.es qui réagissent de plus en plus vivement aux grands travaux, présentés comme étant la solution à la crise économique.
Interviewé dans l'émission La Voix est Libre le 24 octobre 2015 sur France 3, Delebarre, certainement en manque de considération médiatique après un an de silence, explique que le pouvoir l'a « peut-être rendu un peu autiste » et qu'il n'a « pas toujours écouté certains messages ». « Autiste et pas hautain ? » enchaîne le journaliste, « non, hautain n'est pas dans ma nature... » réplique le sénateur PS qui n'a rien perdu de son arrogance.
Perte de contact avec la réalité, conviction que ses intérêts sont identiques à ceux de la population, confiance excessive en sa propre opinion, croyance inébranlable d'être au-dessus du jugement de ses compères ou de l'opinion publique, autant de signes du syndrome d'hubris, qui devraient amener Delebarre à consulter. L'Arena, symbole de sa mégalomanie et de sa démesure, aura provoqué sa déchéance... mais sera finalement construite - dans une autre mouture - sous le mandat de Patrice Vergriete.
Tout juste élu président de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Xavier Bertrand (Les Républicains) a annoncé début janvier qu'une salle, plus petite, moins chère et sans PPP, allait voir le jour à Dunkerque avec le soutien financier de la région9. La CUD n'aura à sortir de sa poche « que » trois millions d'euros. Une décision qui « confirme la pertinence et l'urgence d'un tel projet10» pour Delebarre. Les maires de la CUD se sont donc empressés de choisir le lieu d'implantation de la salle qui verra le jour à Saint-Pol-sur-Mer (commune du grand Dunkerque), une des villes les plus pauvres de France.
Au final, Patrice Vergriete, qui voulait se démarquer des pratiques de son prédécesseur, semble prendre le même chemin que lui, en voulant bétonner à tour de bras une agglomération qui étouffe sous le bitume, et en évitant toute concertation citoyenne réelle et sérieuse sur les grands projets du territoire (par exemple sur l’Arena ou la nouvelle patinoire) quand ce ne sont pas de pures simulacres de démocratie participative (sur la question des transports publics ou celle de la gestion de l'eau, entre autres).
L'histoire ne se répète pas, écrivait Marx, elle est soit une farce, soit une tragédie. Espérons que les Dunkerquois.es seront assez vigilant.es pour qu'elle ne soit ni l'une, ni l'autre.
Vassili
1. Respectivement maires de Grande-Synthe, Coudekerque-Branche, Gravelines et Saint-Pol-sur-Mer2. Quinze sites Seveso s'étendent sur l'agglomération3. Procès-verbal du conseil communautaire du 11 octobre 2014, page 194. Pour préserver leur anonymat, les militants qui luttent contre les grands projets imposés et inutiles (Notre-Dame-des-Landes, Sivens, Center Parcs de Roybon) ont choisi de tout.es se dénommer Camille.5. Assemblée de Défense de l’Environnement du Littoral Flandre-Artois (ADELFA) est une fédération associative qui regroupe plus de 30 associations implantées sur le littoral, de la frontière belge à Boulogne-sur-Mer, mais également en zone rurale.6. Lire à ce sujet : Davir Severnay, Au Nord, on spécule (mal) avec les maisons des mineurs, RUE 89, 20/09/20107. « Entre-deux tours à Dunkerque : le PS sonne la révolte, Vergriete s’indigne », La Voix du Nord, 26 mars 20148. Pour lire l'ensemble de l'argumentaire du collectif contre le projet, consultez ce site 9. Libération, 4 janvier 201610. Delta FM, 6 janvier 2016