Tarik est journaliste-caricaturiste. Il exerce en Algérie pendant plusieurs années, dans des journaux d’opposition et également dans des journaux officiels « parce qu’il faut bien manger ». Embauché en 2001 à El Djoumhouria, ses déboires commencent.
En Algérie, tou-tes les journalistes sont soumis à « un code de l’information » instauré en 1990. Dans un souci de préserver un simulacre de démocratie, celui-ci est régulièrement révisé par le pouvoir. Ce code permet de censurer, contrôler, condamner, enfermer. « Un dessin [jugé] diffamatoire peut se payer par deux années de prison ferme », explique Tarik. C’est dans ce contexte qu’il arrive au sein de sa nouvelle rédaction. Habitué des journaux d’opposition, Tarik subit une censure qui devient vite systématique. Il entre en conflit avec le responsable de publication, fervent membre du parti du Rassemblement National Démocratique (RND), appartenant à l’Alliance Présidentielle [1] de Bouteflika. Aucune représentation du président n’est tolérée au sein du journal : « Bouteflika, c’est une continuité qui ne change pas […] L’Algérie c’est la Corée du Nord, le président est intouchable ». Les rappels à l’ordre, sanctions administratives et autres avertissements s’enchaînent car Tarik ne baisse pas la tête et continue à exprimer sa vision politique dans son travail. Résultat : ses dessins ne sont jamais publiés. « Il fallait faire des dessins débiles de société, mais pas de politique ». Contraint aux dessins idiots, il doit redessiner jusqu’à ce que le dessin passe auprès de son responsable. Ce dernier, pour se venger et le casser, le harcèle moralement, l’insulte, le dénigre, l’humilie, l’emmerde, et par-dessus tout, le prive de sa liberté d’expression. Tarik se voit même ordonner de faire les illustrations d’un livre pour les imprimeries militaires...
Encore une démocratie amie ?
Malgré ce climat tendu Tarik est titularisé au sein du journal en 2005, jouissant de la protection d’un syndicat. Profitant d’un bon salaire et publiant ses dessins censurés sur des [2] ou d’autres journaux, Tarik reste, tente de résister à la pression. Mais les choses empirent. Tarik va de dessins censurés en dessins censurés, jusqu’au jour où sa femme et son fils sont suivi-es dans la rue par un véhicule inconnu. La voiture ralentit à leur niveau et un homme leur adresse cette phrase : « Il est mignon le fils de Tarik ». La crainte envahit la famille. Devant cette menace déguisée, dans le secret, un départ pour la France s’organise. Journaliste officiel, Tarik est également fonctionnaire. Il ne peut donc quitter le pays avec un simple VISA. Il lui faut également « un titre de congé » délivré par son employeur. Autorisation qu’il ne peut décemment pas demander à son persécuteur, dont il a ouvertement critiqué le parti : « Le RND c’est pire que des terroristes, parce que le RND frappe tous les jours », lui assène-t-il un jour. C’est avec l’aide d’un complice qu’il falsifie le document nécessaire. Ne pouvant plus être assurée de sa sécurité, la famille fuit l’Algérie au mois de décembre 2009, la peur au ventre : « À la douane tu dois cacher tes dessins pour ne pas te faire arrêter ; j’en ai passé certains sur un DVD gravé avec écrit SHREK dessus ».
Déchante la France
Arrivée en France, la famille entame le dédale des demandes d’asile. Après un entretien avec un agent raciste de l’OFPRA [3], celle-ci rejette leur demande. « L’accueil était très froid ; dans d’autres bureaux, avec d’autres agents, parfois les gens rigolaient, mais pas avec lui [...] C’est quand même l’Office Français de PROTECTION [des Réfugiés et des Apatrides] », regrette Tarik. Il se retrouve traité en accusé. L’entretien dure 3h10. Son interlocuteur cherche à démontrer qu’il n’est pas l’auteur de ses dessins, ni des références culturelles françaises qui s’y trouvent. Tarik est rabaissé, et on lui explique que « La France ne peut pas accepter toute la misère du monde. » On lui demande de prouver son statut de journaliste et « d’expliquer comment se fait un journal ». On lui fait répéter encore et encore les mêmes choses pour trouver des incohérences dans ses déclarations. Il manque sa carte d’exemption du service militaire dans son dossier, l’agent refuse qu’il la lui fournisse par ailleurs. Enfin, on lui demande s’il est musulman, s’il fait la prière, si sa femme porte le voile... Les préjugés racistes se succèdent. La sentence tombe : « L’Office ne peut conclure ni à la réalité des faits allégués ni au bien-fondé des craintes énoncées » [4]. Sans doute aurait-il fallu que Tarik s’assure d’emporter des marques ostensibles de torture avant de s’enfuir.
Tes clics et des claques
En recours, l’audience devant la Commission Nationale des Demandeurs d’Asile ne se passe pas mieux. Après avoir payé une chambre d’hôtel à 137 euros à Paris pour être à proximité et à l’heure le matin, Tarik et sa femme entrent dans la salle d’audience. Ils y découvrent des juges rigolards, détachés. La plaidoirie de son avocate, elle aussi, provoque des rires. Pour finir, le rapporteur de l’OFPRA confond son histoire avec celle d’une autre personne : des vies sont en jeu et il offre un travail bâclé. Tarik et sa femme n’en reviennent pas. Le refus tombe plusieurs semaines après, avec pour conséquence l’obligation pour la famille de quitter le CADA [5] qui l’héberge dans un délai de trente jours. On leur propose 1200 euros pour retourner en Algérie. Une proposition qui résonne comme une insulte : « Je ne suis pas venu ici pour repartir avec de l’argent ; mais si on me garantit ma sécurité je veux bien repartir tout de suite », explique Tarik : « Si je repars là-bas, je crains d’être condamné pour diffamation, d’être emprisonné, torturé ». Rien à faire : « Il ne résulte pas que le requérant serait actuellement et personnellement exposé à des persécutions par les pouvoirs publics algériens » [6]. L’association Reporters Sans Frontières dit qu’elle va enquêter, mais Tarik s’interroge : « comment interroge-t-on des oppresseurs sur leurs victimes ? »
Aujourd’hui il reste à Tarik quelques recours que va tenter de porter la CIMADE. Tarik attend toujours l’appel d’une journaliste de La Voix du Nord venue un jour faire un reportage dans son CADA. Touchée par son histoire, elle avait finalement pris sa hiérarchie en excuse pour ne rien faire, tenue elle aussi par un code de l’information. Celui-là ne met pas en prison les contrevenants, mais gangrène la société d’une passivité assassine. Tarik et sa famille ont été déboutés parce qu’ils ne peuvent apporter la preuve des menaces à leur encontre, un comble quand on réussit à les fuir : l’un d’eux aurait-il dû mourir ?
Wendy Renarde
[1] L’Alliance est composée de trois partis fidèles de Bouteflika : le Rassemblement National Démocratique, le Front de Libération National et le Mouvement Social pour la Paix.
[3] Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides.
[4] Décision de rejet de la demande d’asile (OFPRA).
[5] Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile.
[6] Décision de rejet du recours de la demande d’asile (CNDA).