Quel est le point commun entre les industriels du nucléaire, du pétrole, du pesticide, de l’aviation militaire et du marketing pour enfants ce 24 mai 2012 à Valenciennes ? Ils ont tous leur Serious Game, des jeux vidéo destinés à la communication et à la formation des Digital Native – la « Génération Y » née dans un univers pixelisé. Le trio de la Recherche, du Pouvoir et de l’Industrie tenait son quatrième salon des e-virtuoses, propulsant ainsi l’avènement du monde-machine.
EDF, Total, Eurocopter, Bayer, Natixis... ils sont tous là. Affublés de nos tronches ahuries, on débarque avec trente minutes de retard aux e-virtuoses. Nous sommes accueillis par des écrans 3D, des hôtesses, des entrepreneurs au costard sérieux et des jeunes geeks décontractés venus chercher stages et jobs. Des créatifs, des chercheurs, des industriels. L’arrivée sur le marché du travail d’une génération connectée, née avec l’ordinateur personnel, les jeux vidéo et Internet, fait l’objet de nouvelles convoitises marchandes. Et offre des perspectives managériales qui transformeront la triste vie de bureau en expérience ludique et interactive [1]. Quant à nous, on essaie de s’accommoder de l’ambiance cool en acceptant cafés et croissants, mais rien n’y fait tellement le programme est jovial. « Comment amener les salariés à débattre des valeurs de l’entreprise ? » se demande Bayer ; « Anticiper et réduire les risques. Comment préparer l’écosystème ? » pose EDF ; « Le marketing lié à l’enfant. Comment toucher la génération Y ? », toujours par EDF ; « Comment le Serious Game permet-il de créer une passerelle entre l’entreprise et la R&D universitaire ? » questionne Eurocopter. Les réponses se trouvent dans la contrainte ludique que permettent les jeux vidéos à visée pédagogique. Un secteur en plein essor grâce auquel la région Nord-Pas de Calais espère donner un nouveau souffle à son économie déliquescente.
L’enrôlement militaire
« Il est important de rappeler que dans Serious Game, il y a Game. Le plaisir y est central. Le jeu, le fun sont primordiaux dans la cognition et l’apprentissage » insiste Michael Stora, psychanalyste pour entreprises de jeux vidéo et idéologue de leur utilisation clinique [2]. « Tout à fait » répond le constructeur d’hélicoptères de combat. Et la conceptrice de jeux pédagogiques pour enfants d’enchérir : « Sans aucun doute ! ». Où les industriels de l’armement, les profs et les médecins puisent-ils leur consensus ? Dans le premier jeu vidéo utilitaire à faire référence dans le monde : America’s Army. Bien connu de tous les gamers, c’est le jeu officiel de l’armée américaine sorti en téléchargement libre le jour de la fête nationale en 2002, et téléchargé 80 millions de fois depuis. L’époque est alors à la propagande et au recrutement – voilà à peine un an que l’U.S. Army est en Afghanistan. « En complément de l’intégration des bases du comportement militaire réel au sein du jeu, une certaine vision du monde y est aussi déployée, notent les auteurs d’Introduction au Serious Game [3]. Quant à la notion de mort […], nous observons que sa représentation a été édulcorée : pas de corps mutilés ni de cris de douleur. […] America’s Army n’est donc déconseillé qu’aux personnes âgées de moins de treize ans. Cela confère à ce titre la possibilité de toucher un plus large public pour diffuser ses messages. » Des tournois sont organisés par des recruteurs d’enfants-soldats.
Dans la foulée, une version Xbox (2005) et une autre pour téléphone mobile (2007) sont augmentées des retours d’expériences de soldats revenus d’Afghanistan. En 2007 toujours, le jeu MoSBE – capable de recréer n’importe quelle zone de combat grâce à des relevés topographiques – s’adresse aux généraux pour leur formation tactique et stratégique. En Grande Bretagne, Start thinking soldier vise au recrutement – « Le but est ici de rendre le métier de soldat attractif » [4]. L’armée française n’est pas en reste. La série de jeux Être marin propose de « découvrir le quotidien des recrues, ainsi que des métiers emblématiques de la Marine Nationale au travers de 8 missions virtuelles » [5]. À cela s’ajoutent Janus, Romulus ou Instinct, trois jeux utilisés par l’armée de terre pour la formation de soldats d’infanterie. Petit à petit, toutes les bidasses du monde développent leur serious Game. Soit pour la promotion de la guerre. Soit pour la formation au combat.
L’enrôlement civil
Depuis, la pub, la médecine, l’enseignement et toutes les industries qui souhaitent toucher un public familiarisé avec les univers virtuels se lancent dans le Serious Game. En 2010, la moitié des entreprises du CAC 40 avaient développé le leur. En plus de réduire les coûts de formation grâce à la « dématérialisation » des supports et des lieux de réunion, le jeu sérieux possède cet avantage qu’il permet de pétrir les consciences et de susciter l’adhésion spontanée. « On essaie de forcer les salariés à vouloir apprendre beaucoup plus sans vouloir forcément les forcer » nous dit un formateur qui travaille sur les plate-formes pétrolières de Total. L’idée est géniale. Une console de jeux, une manette, un écran, et que tout le monde s’amuse sur une plate-forme virtuelle, ses milliers de valves, ses kilomètres de pipelines et ses procédures d’évacuation.
Exploiter les ressources du sous-sol françafricain devient un Game Play. Assurer la sécurité d’une centrale nucléaire aussi. EDF a développé un « module comportemental » spécifique pour les arrêts de tranche ainsi qu’une simulation d’incendie pour intégrer les procédures à suivre : « Comme le parc nucléaire date des années 70-80, on fait face à de nombreux départs à la retraite qu’on remplace par énormément de jeunes. Et comme ça n’a pas été bien anticipé, le compagnonnage est très bref. On essaie de qualitativer le plus possible les connaissances des experts de manière alternative dans des serious games. » Nous voilà rassurés. On attend le jeu Gestion des risques et déplacement de population : amusez-vous à vider Paris en moins d’une demi-journée. De 7 à 77 ans.
Si pour certains neuropsychiatres, le jeu est en soi un moyen de se soigner, des serious games ont été développés spécifiquement pour des applications médicales. Un chercheur spécialisé dans la rééducation motrice développe ainsi des « médicaments numériques ». Il s’explique : « Du côté serious, nous allons mesurer et quantifier l’apprentissage et la performance – cognitive ou motrice. Du côté Game, on mesure l’addiction. Si on arrive à rendre nos malades addicts à un jeu qui les soigne, ça veut dire qu’on les rend addicts aux soins. Et ça, c’est le rêve de tout médecin ». Un chercheur du Massachussets Institute of Technology nous assure d’ailleurs que la Food and Drugs Administration – un équivalent américain de l’Agence nationale de sécurité sanitaire –, commence à approuver les jeux sérieux comme moyens thérapeutiques. Entre autres, le jeu Sparx, destiné aux adolescents dépressifs, leur apprend « des techniques de thérapie cognitive du comportement pour faire face à des symptômes de dépression comme par exemple : comment traiter ses pensées négatives, comment résoudre ses problèmes, comment mieux planifier ses activités, comment apprendre à se relaxer, etc. » [6] Sparx a remporté un World Summit Award dans la catégorie « e-santé ». Le jeu Glucoboy sur Nintendo DS apprend aux enfants diabétiques à se familiariser avec leurs tests de glucose dans le sang. Notre chercheur du MIT développe également des jeux d’interaction sociale comme par exemple A Closed world destiné aux homosexuels pour leur soumettre les bonnes réactions face aux situations d’exclusion ou de violence. Le tout avec le concours de neuroscientifiques qui évaluent les savoir-faire, savoir-être, savoir-agir, réactions psychomotrices, etc. L’industrie chimique Bayer utilise le serious game pour répondre au mal-être exprimé par ses salariés : ceux qui, en famille ou chez des amis, rencontrent des difficultés à justifier le bien-fondé des pesticides, des nanotechnologies ou des OGM qu’ils développent toute la journée [7].
La fabrique des humanoïdes
Comme tous les matins, ce jeune homme du Nevada dépose son enfant à l’école avant de rejoindre son bureau. Il prend une tasse de café, salue ses collègues, et s’installe devant son ordinateur. La banalité du monde du travail. Pendant des heures, joystick en main, il fait défiler un paysage montagneux sur son écran. L’adrénaline lui donne des suées quand il repère son objectif, caché dans une grotte. Il respire un grand coup et lâche plusieurs kilos d’explosifs en direction de sa cible. On est le 30 septembre 2011. Anwar Al-Awlaki, membre d’Al Qaïda planqué au Yémen, vient de se faire tuer par un drone piloté depuis le sol américain par un agent de la CIA [8]. Preuve que la virtualité est bien réelle. « Lancé en 2007, sous Georges Bush, un cyberprogramme ultra-secret, dit ’’Jeux olympiques’’, a eu pour but de saboter les projets iraniens de fabriquer une Bombe A. [M. Obama] augmente les moyens octroyés aux cyberattaques qui s’amplifient en 2010 » note Le Monde à la suite des dégâts causés par le virus Flame sur le programme nucléaire iranien [9]. La guerre s’informatise. La société aussi.
Il n’y a qu’à appréhender le langage techno-fonctionnel des développeurs entendus sur le salon pour comprendre le monde qu’ils sont en train de façonner : « Avec ce serious game, un premier step a été franchi, celui qui permet de ludiciser le présentiel. Plus qu’un warm-up intellectuel, le S.G permet de voir si le cerveau des apprenants est actif. Auquel cas il leur faudra s’updater en permanence s’ils veulent utiliser le S.G comme une mémoire externe. » C’est ce monde-là, avec ce langage-là, que les pouvoirs publics, les chercheurs et les industriels sont en train de nous imposer. Et ils l’annoncent noir sur blanc. Sous la plume de Julian Alvarez, chercheur en informatique et « Conseiller Serious Game » pour la Chambre de commerce et d’industrie Grand Hainaut ; et Damien Djaoui, chercheur à Toulouse. « Pour répondre aux attentes d’un public nomade et joueur, il faut faire évoluer notre façon de créer et de diffuser. Depuis 2009, le Pôle Image Nord-Pas-de-Calais a pour objectif d’inventer les ’’nouvelles images de demain’’, des œuvres et des usages qui impliquent le public, qu’il soit spectateur, joueur ou visiteur. » [10] Comment ? « Pour innover, il faut regrouper des compétences très diverses : 140 sociétés, 62 formations, 12 équipes de recherche et 9 organisations professionnelles ont donc uni leur force ». Des créatifs, des chercheurs, des industriels. Et bien sûr, de l’argent public. L’appel à projets « Serious Game » lancé par Nathalie Kosciusko-Morizet en 2009. Les subventions annuelles du Conseil régional et des communautés urbaines pour soutenir le Pôle Images Nord-Pas de Calais, La Plaine Image sur la Zone de l’Union à Roubaix, La Serre Numérique de Valenciennes ou La Fabrique à Images d’Arenberg. En plus de quoi ils se targuent de modeler nos vies. « Le Nord-Pas de Calais a plus d’un atout pour réussir sur ce nouveau marché : des sociétés de jeu vidéo innovantes, des écoles reconnues comme Supinfogame et des chercheurs performants sur les questions d’interactivité et d’interface homme-machine. […] Le gouvernement français a soutenu la mise en place de pôles de compétitivité centrés sur le jeu vidéo, des collectivités locales voient en cette industrie des leviers de reconversion ou de développement de leur tissu économique. Il est donc bien plus qu’un objet technique, il traverse notre société et doit être interrogé aussi bien dans sa conception que dans ses usages : en tant que moteur de changement de comportement ». Les jeux vidéo ont souvent été des simulations suscitant les comportements grégaires ou compétitifs réclamés par la société. Voir Counter Strike, Civilization ou Grand Theft Auto. Il était logique que les militaires et les industriels se les accaparent explicitement.
Mais au delà des bonnes ou des mauvaises applications supposées, le serious game participe de l’avènement de l’homme-machine dans un monde-machine. « Transformer l’acquis en inné » scande le jeu I-Care d’Eurocopter. « Créer des réflexes et des automatismes » défend le formateur de Total. « Je m’intéresse aux attitudes et aux comportements non techniques » assure celle d’EDF, chargée d’adapter les humains à l’univers automatisé d’une centrale nucléaire. « Le serious game peut servir dans la vie quotidienne » reconnaît le médecin. « On peut travailler virtuellement sur un patient modélisé artificiellement avant de procéder à l’acte » se réjouit le chirurgien. Le 7 septembre 2001, une patiente strasbourgeoise a été opérée à distance depuis New York. Le célèbre Programme d’entraînement cérébral du Dr. Kawashima sorti sur Nintendo DS en 2005 est symptomatique de la mécanisation du monde et des « rapports sociaux ». Le cerveau étant considéré comme un muscle qu’il s’agit d’entraîner, de renforcer, on peut en évaluer les performances de manière quantitative, tel une machine fonctionnelle. La complexité de ce qui fait la vie, des émotions et de l’intelligibilité sensible du monde se réduit à peau de chagrin au fur et à mesure que le monde s’automatise, à la manière d’un jeu vidéo, n’offrant plus qu’une alternative binaire entre 0 et 1. Acceptez-vous que John devienne votre ami ? Oui – Non. Que reste-t-il de flânerie quand notre I-Pod nous localise par GPS et nous guide jusqu’à la destination enregistrée ? Un trajet allant d’un point A à un point B, sans risque de se perdre ni de demander sa route à un passant. Que reste-t-il de choix et de libre arbitre quand nos besoins et nos comportements sont étudiés, planifiés, standardisés ? Les clients ayant acheté Où es-tu de Marc Lévy ont également acheté Et après de Guillaume Musso. D’après vos habitudes de consommation nous vous proposons le forfait 2h soir et matin + SMS illimités. Oui, Non ? Ce sera non. Les béquilles technologiques sont des moyens de pressurer les consommateurs et les salariés ? Alors nous préfèrerons casser nos jouets.
Tomjo & Nito !
[1] Voir notamment « Les conditions de travail chez Google », France 2 le 6 septembre 2007, ina.fr.
[2] Auteur de Les écrans, ça rend accro, Éd. Hachette Littérature, 2008, il est aussi cofondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH).
[3] Introduction au Serious Game, Julian Alvarez et Damien Djaoui, Éd. Questions théoriques, 2012.
[4] Ibid.
[5] serious-game.fr
[6] Ibid.
[7] Le projet « Tam-Tam. Cf. « Bayer soigne les âmes de ses ’’fils d’Eichmann’’ », La Brique n° 31.
[8] Cf. « La revanche des drones », owni.fr, le 19 janvier 2012. « Les nouvelles guerres, de l’épée au drone de 19 grammes », slate.fr, le 10 mars 2012.
[9] « Flame, un virus informatique contre la bombe iranienne », Le Monde, 3 juin 2012.
[10] Introduction au Serious Game, op.cité.