« Centre eurorégional des cultures urbaines » : le nom ne laisse présager rien de bon et a un petit quelque chose de… comment dire… « euralillien ». Autant vous dire que nos oreilles ont quelque peu sifflé. Nous avons tout de même décidé, sans a priori aucun, de nous renseigner sur ce nouveau projet qui verra le jour rue d’Arras, à Moulins, en 2014. Alors, culture urbaine ou urbanisme culturel ?
Que nous dit la propagande ? Parmi les phrases pompeuses, on retiendra que la maison du hip-hop a été pensée pour « renforcer le soutien que la ville de Lille apporte aux cultures urbaines depuis 2012 » [1]. Il est vrai que les escadrilles Stop Graff’ de la mairie ont toujours contribué au développement du hip-hop au cœur de la cité lilloise... Bref. On y découvre un peu plus tard que ce lieu sera une « fabrique artistique d’excellence pour les cultures urbaines ». Ainsi, le hip-hop serait sur le point de rejoindre la grande famille des arts officiels puisqu’il sera désormais possible d’atteindre l’excellence artistique en disciplinant ces actes sauvages et non encadrés qu’étaient (et que sont encore partiellement) le graffiti ou la danse hip-hop. Bien sûr, cette excellence ne sortira pas du cadre des cultures urbaines défini, on peut l’imaginer, par la mairie et par des experts en hip-hop rémunérés par celle-ci.
Hip-hop et autogestion
Ce bastion officiel des cultures urbaines sera construit rue d’Arras à Moulins, juste à côté de la Maison Folie, en lieu et place d’un ancien squat, le « Ch’ti Darras », connu pour ses activités hip-hop. On pouvait y assister à pas mal de concerts, participer à des ateliers d’écriture réguliers et même enregistrer des morceaux. LPI, groupe de hip-hop lillois [2], y avait d’ailleurs écrit et enregistré un de ses albums.
Pendant près d’un an, ce lieu fourmillait d’activités et rassemblait squatteur-euse-s, adeptes de la culture hip-hop et habitant-e-s du quartier ; le tout dans un esprit et un fonctionnement résolument autonomes, concerts et ateliers gratuits ou à prix libre. « Y’a eu pas mal de soirées hip-hop où le lieu était blindé de monde, ça brassait large, y’avait pas que des squatteurs », raconte R., ancien habitué des lieux. « On a enregistré pas mal de sons là-bas, chacun venait avec son texte et pouvait poser. Y’a même une compil du Ch’ti Darras contre les violences policières ».
Evidemment, aux yeux des autorités, il s’agissait avant tout d’une occupation illégale à laquelle il fallait mettre un terme. C’est une des raisons pour lesquelles cette prochaine inauguration nous laisse comme un goût d’imposture, de plagiat institutionnalisé et, encore une fois, de récupération de l’appellation « culture urbaine », comme l’avait déjà fait la gauche gouvernementale pendant les années Mitterrand et l’escroquerie qu’était SOS Racisme : souvenez-vous de l’amour inconditionnel et télégénique de Jack Lang pour le groupe de rap NTM lors de la première exposition française de graffiti, pendant que l’Etat français continuait de condamner taggueur-euse-s et graffeur-euse-s à de lourdes amendes et à des peines de prison pour vandalisme.
Réappropriation du terrain urbain
Sans jouer les nostalgiques d’un quelconque âge d’or du hip-hop, on peut tout de même se demander où sont passées les convictions radicales des premiers acteur-rice-s du mouvement. La pratique des block parties, réappropriation de la rue par les B-boys (on bloque la rue, on se branche sur un lampadaire et on envoie le son), est un exemple d’action festive faisant partie de l’essence du hip-hop. Les fanzines, jadis foisonnants, le graffiti, ou encore l’open mic « sauvage » sont autant de moyens de s’exprimer sans devoir passer par les institutions, qui imposeront leurs conditions et dénatureront à plus ou moins long terme le message originel. Nous éviterons ainsi la reproduction de ces clones malformés de MC’s républicains, dont le représentant local n’est autre qu’Axiom, « fondateur de la Maison du Hip-Hop » (dixit Wikipedia), rappeur rebelle dans la posture mais qui relève de l’imposture quand il joue le porte-parole des banlieues sur les plateaux télévisés.
« Rapublique » française
Petit aperçu de ce qui peut sortir de la bouche de ce rappeur surmédiatisé : « On a dépassé la phase d’accusation, qui ne fait avancer personne. On est volontariste et ouvert à toute volonté allant dans notre sens. La question est de quels moyens on dispose, et on fait quoi. Il y a des énergies exceptionnelles dans les quartiers qui ne demandent qu’à être mobilisées. La question des banlieues ne devrait être ni de gauche ni de droite. Elle ne devrait être limitée à aucun plan, car c’est une question républicaine » [3]. Il n’est pas difficile de se rendre compte que le discours d’Axiom, en plus de ressembler à s’y méprendre à celui d’un politicien, sonne creux. Comme ce projet qui a tout l’air d’une belle vitrine exposant de fiers banlieusards remplis de ce doux rêve républicain d’ascension sociale. En voyant la maquette de construction (bâtiment transparent, futuriste, avec de grosses inscriptions flashy), on imagine déjà le prix des concerts et l’accueil des vigiles…
Alors peut-être peut-on imaginer la star du rap local prononcer fièrement son discours le jour de l’inauguration du monument, incitant les jeunes à se prendre en main parce que t’as vu, mon frère, faut leur redonner le sens de la responsabilité ; et à voter pour les socialistes parce qu’ils sont gentils avec nous quand ils construisent des beaux bâtiments tout neufs avec des tags fashion et biodégradables.
Reconnaissance ou indépendance ?
En offrant au peuple de Moulins et des environs un autel à la gloire des cultures urbaines, la mairie sait très bien qu’elle se donnera une image moderne, bienfaisante et à l’écoute. Le hip-hop, toujours à jongler entre contestation, intégration et capitalisme sauvage, réunit aujourd’hui de nombreux adeptes. Il est l’un des mouvements culturels les plus importants au monde, et l’une des musiques les plus écoutées par la jeunesse. Mais les afficionados du hip-hop ont grandi ; certains sont trentenaires, travaillent, participent à l’économie. Ils sont jeunes, dynamiques, et les plus riches d’entre eux sont prêts à mettre le prix pour un concert, un disque collector ou une paire de Jordan. Il fallait donc penser à eux et surfer sur ce besoin de reconnaissance de la culture hip-hop. En réalité, cet hommage apparent n’est qu’une nouvelle façon de cloisonner ce qu’on appelle les « cultures urbaines », vaste imbroglio politico-médiatique désignant tout ce qui ressemble au hip-hop de près ou de loin, dans sa cases afin de mieux encadrer les pratiques et loisirs des afficionados. Et ça, ça valait bien les 12,4 millions d’euros prévus pour la construction.
À travers cet évènement, la sempiternelle question que pose le mouvement hip-hop français depuis ses débuts dans les années 80 jusqu’à sa récupération progressive dans les années 90 et 2000, c’est encore et toujours : entre la reconnaissance des élites, le succès et la réussite d’une part et la liberté, l’indépendance et la rue d’autre part, de quel côté on se situe, bordel ?! Il serait temps de prendre position…
Mwano
[2] lapageinternet2.free.fr