Nous comptons développer dans La Brique une série d’enquêtes sur les armes du pouvoir, sur la police et les armées, notamment. Par son travail, Marie-Sophie Devresse pouvait nous apporter des éléments sur le terrain à étudier, car elle a en effet été amenée à rencontrer et à interroger des policiers. Interview de la sociologue (1) :
Quand on fait un rapide survol des sources officielles (gouvernement, ministères, rapports, Internet, etc.), on se heurte à une très vague et superficielle description même structurelle de la police. Y aurait-il comme un secret autour de ce service public ? Est-il même possible de trouver et publier, par exemple, un organigramme nominatif des effectifs à Lille ? Comment avez-vous pu travailler ? Pouvez-vous me décrire quel était votre objet de recherche ainsi que votre démarche ?
Mon champ d’études se situe plutôt en Belgique, je ne sais donc pas si cette expérience vous sera utile. Mon travail a commencé en 1996. Il était alors question des politiques de prévention à un niveau local. On s’est demandé quelle importance ces politiques prenaient au sein de la police. L’hypothèse était que le gouvernement belge et notamment les socialistes flamands mettait en place de plus en plus de politiques vers la prévention (Contrats-villes, etc.), alors que dans la pratique, on a vu se développer des résultats fondamentalement sécuritaires. On a donc recouru à des vérifications de chercheurs sur le terrain.
Mon action s’est située auprès des personnes les plus fréquemment interpellées : les interpellations d’usagers de drogues. Il faut remettre ça dans le contexte d’alors : on n’avait pas encore eu ce que l’on a maintenant et qui concerne l’image du terroriste. C’était aussi à la veille de l’affaire Dutroux, la figure du pédophile n’était alors pas encore utilisée comme elle l’a été par la suite. La figure du drogué était la principale image de la stigmatisation. La société a toujours recours à des catégories-“cibles” pour se créer des repères sociaux et moraux et désigner les personnes « dangereuses ». La catégorie de l’usager de drogues était alors une cible très forte, utilisée comme un repoussoir. J’ai mené mon enquête auprès de 35 personnes.
Au niveau des commissariats de police, on est allé voir comment les mots d’ordre étaient redistribués, on a évalué la répercussion sur le travail de la police en lui-même. Ce que nous avons constaté est nettement la faiblesse de l’impact concernant les politiques de ville. Il existe une logique sécuritaire par rapport à cette population-là. Mais la rationalité de cette politique, elle, n’est pas forcément sécuritaire. On a affaire à des gens qui ont pour travail la gestion du maintien de l’ordre. Ça n’est pas toujours une logique sécuritaire qui guide le travail proprement dit : interpeller un usager de drogues peut servir tout bonnement une autre logique que la répression directe de l’usage, ne serait-ce qu’opérer un premier pas pour remonter une filière, ou pour confronter un revendeur avec un acheteur pris en flagrant délit. On est au coeur du pouvoir policier avec la question de l’ordre public. Une des stratégies policières entend par exemple, plutôt que d’arrêter tous les dealers et les consommateurs, de les laisser agir dans certaines mesures afin de dégager une très bonne connaissance du quartier, en se laissant la possibilité d’intervenir dans certains cas précis. Dans les prisons, en outre, on a bien constaté l’impact de la circulation de drogues, et beaucoup pensent qu’il est important de laisser cette circulation en partie libre, car elle permettrait une stabilisation de la violence et des interactions. Depuis la présence de drogues dans les prisons, on a eu beaucoup moins affaire à de grandes émeutes de masse, comme on avait dans les années 70.
Ce qui est peut-être nouveau, c’est qu’il y a maintenant, plus que jamais, un réel travail d’information de la police sur elle-même. C’est une stratégie d’information sur les publics auxquels elle a affaire.
Par rapport à votre question centrale, « quelle possibilité d’interroger la police ? », ce que je peux répondre est surtout « qu’est-ce qu’on veut lui faire dire ? ». Il y a bien évidemment un aspect dans ce que vous avez décrit, qui peut poser problème : les policiers sont eux-même des professionnels de l’interrogation, leur travail consiste bien à révéler des vérités cachées. Pour eux, l’interrogation est systématiquement vue comme la volonté de découvrir quelque chose de caché, ce qui n’est pas forcément le cas de tout ce qui les interroge. Peut-être que des données en sources ouvertes seront plus faciles à trouver dans les recherches de sociologues de la force publique : Fabien Jobard (1) a écrit directement sur les bavures policières, mais lui n’a pas interrogé de policiers, sur un tel sujet, la démarche s’avérait difficile. Sinon Dominique Montjardet est très important, il a écrit « Ce que fait la police » (2). C’est un ouvrage majeur en sociologie de la police.
J’ai par contre l’impression que le rapport de la police vers les gens est beaucoup plus direct et « de proximité » que pour ce qui est de la magistrature. La police n’est pas déconnectée des populations auxquelles elle se confronte. Elle est au contact d’un public qu’elle connaît bien, souvent issu des mêmes classes sociales, et est ainsi dans un rapport vraiment interactionnel. Bien sûr elle peut déraper, je ne fais pas d’angélisme. Mais si on regarde les métaphores utilisées par les personnes interpellées, c’est très clair : quand ils parlent de la police, ils parlent de jeu, de course, et pour la justice, de merde, d’être pris pour moins que de la merde, moins que rien. Il y a bien un rapport de classe, de fait, qu’on ne retrouve pas nécessairement dans la police.
La question de vérifier qu’on ne sombre pas dans le délire paranoïaque est à mon avis de multiplier les points de vue des acteurs du terrain. Un maximum d’acteurs diversifiés, des praticiens différents des acteurs politiques.
J’ai un bon exemple, celui de Reiner. Lorsque j’ai des personnels de la police qui interviennent dans mes cours, je leur demande de lire un petit texte d’un chercheur américain qui s’appelle : “Les policiers sont-ils impartiaux (3) ? Généralement ils sont plutôt stupéfaits et hésitants. Mais ce texte analyse et conclut que c’est impossible qu’un tel corps de métier dans une telle société ne produise pas intrinsèquement de la discrimination, voire du racisme et que l’on ne peut pas responsabiliser les seuls individus.
Le Royaume Uni a un système de rétro-contrôle sur ses institutions. Le Home Office (Ministère de l’Intérieur) a un bureau qui produit des analyses quelques fois très critiques sur ses propres services. C’est un discours qui est politique dans le texte. Parfois, il conclut à leur parfaite inadaptabilité ! On est sans doute très en retard en France, dans ce domaine. De là à parler d’une « Petite Muette », en référence à la confidentialité dans l’armée, je pense qu’on exagère. Essayez déjà de rencontrer la « cellule de communication » de la police. Ça doit bien exister, non ?*
Pour conclure, vous pouvez distinguer deux niveaux de questionnement, au moins :
Ce que le pouvoir politique dit et comment lui utilise la police ;
Ce que la police elle-même fait de ces discours et comment ils le vivent de l’intérieur.
Une fois ces infos recueillies, on pourra évaluer leur statut. Y’a pas de « truc », on peut passer par la voie officielle.
* renseignement pris, en tant que tel, cela n’existe pas. A Lille, en tout cas, pas encore...
Interview réalisée le 29 janvier 2007 à Villeneuve d’Ascq (59).
S.L.
(1) Chercheuse et chercheur au CESDIP (Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales).
(2) Dominique Monjardet, Ce que fait la police, La Découverte, Paris, 1996.
(3) Robert Reiner, Cahiers de la Sécurité Intérieure n° 45, 3ème Trimestre 2001