Rentrée 2007 : 2500 caméras embarquées dans les transports en commun lillois. Après 40 ans d’existence, la communauté urbaine et les entreprisesprivées continuent d’imaginer et d’aménager la ville de demain. Brève et drôle d’histoire de ces gens qui décident pour des autres gens.
C’était quelques années après une grande révolte étudiante et ouvrière. La toute jeune communauté urbaine n’est pas encore la CUDL ou la LMCU (1) mais elle veut innover. La communauté urbaine, ce sont des gens qui sont désignés par des gens qui ont été choisis par d’autres gens (les citoyens et citoyennes) : 170 élu-e-s, désignés par le biais du suffrage indirect, décident sur des questions diverses et variées (2).
Parce que désormais des Américains marchent sur la lune, la CUDL décide de s’équiper de transports en commun révolutionnaires ! Bye bye l’ancien tram-way, bonjour au tout-automatique rapide comme un missile inventé par une entreprise de Mécanique, d’Aviation et de TRAction.
Des temps nouveaux
Depuis peu, Lille est devenue une « métropole d’équilibre » afin d’humaniser le désert autour de Paris. L’agglomération s’organise et à l’Est, 92 propriétaires sont expropriés. Les bourgades d’Annappes, de Flers et d’Ascq voient leurs effectifs multiplier par 2,5 en 35 ans (de 26 000 à 65 000). Villeneuve d’Ascq accueille rapidement deux universités et un centre commercial géant : d’immenses possibilités de développement apparaissent, on appelle ceci d’un nouveau nom : la « politique de la ville » avec des nouveaux mots comme « réhabilitation » (vider de ses pauvres un quartier) ou « gentrification » (embourgeoisement d’un quartier). A Lille, des quartiers populaires comme le Vieux-Lille subissent une mutation que sociologues et géographes mettent sur le compte des nouvelles modes sociales et urbaines.
Les années passent et les transports font parler : alors que le socialisme arrive à l’Elysée, la ligne 1 du métro est estimée à 2,3 milliards de francs lors de sa mise en service... Un tel coût provoque un débat sur la possibilité financière de construire une deuxième ligne jusqu’à Tourcoing. Le président de la CUDL profite de cette confusion pour faire adopter le principe de la ligne 1-bis vers Lomme, dont il est le maire. Au moment du bicentenaire de la révolution française, la ligne 1-bis est inaugurée et, en quelques années, cette ville est le théâtre d’un débarquement de fast-foods et de temples du commerce et d’un marchand totalitaire de meubles et d’un cinéma géant.
Énervés, les maires de Tourcoing et de Roubaix, qui sont aussi des gens qui sont désignés par des gens qui ont été choisis par d’autres gens mènent la fronde et reprennent lors des élections les commandes des commissions de la CUDL. La ligne 1-bis redevient alors la ligne 2 et atteint la frontière belge avant le XXIè siècle. « Ça passe vite » comme y disent les personnes âgées.
I had a dream
Pendant ce temps-là, à la fin du XXè siècle, le maire lillois a une idée lumineuse et pense que le temps de la révolution culturelle est venu : « Quand j’ai quitté Matignon, en 1984, je m’ennuyais un peu. J’avais envie de faire un grand truc. J’ai imaginé Euralille à cause de la gare : avec le TGV, il y avait beaucoup de voyageurs et il n’était pas question que je laisse s’installer une friterie » (3). Les traditions se perdent, le mur de Berlin tombe et l’URSS n’a presque pas le temps d’agoniser que l’Europe sera la nouvelle patrie lilloise : la gare TGV est baptisée Lille-Europe. Des bâtiments imposants voient le jour avec un centre commercial, des bureaux, une école de commerce, une salle de concert, des bancs anti-SDF et ...un métro : le pôle économique d’Euralille grouille d’activités tel une fourmilière.
Parmi ces fourmis, il en est une qui retient notre attention : c’est l’entreprise Transpole. Les entreprises permettent aux gens de travailler et donc de se nourrir. Ces adultes sont très incités à travailler plus pour qu’il y ait plus de bénéfices et donc des salaires plus élevés. Comme elles ne veulent pas prendre le risque de ne pas faire assez de bénéfices et donc de ne pas pouvoir payer les salaires , les entreprises se regroupent en fondant des familles : c’est ce qu’on appelle des multinationales. Elles sont aussi gérées par des actionnaires qui forment aussi une grande famille et qui sont des gens qui achètent une partie du capital des entreprises. Il faut donc que l’entreprise fasse des bénéfices pour payer ses salarié-e-s et rendre heureux ses actionnaires. Transpole est une des 200 filiales de Keolis, une mutlinationale qui a des chiffres de mutlinationale : 335000 femmes et hommes se salarient pour elle avec 352,59 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Les transports s’humanisent
Pour se développer, Transpole peut construire d’autres lignes. Si c’est trop cher, elle peut augmenter le prix du ticket. Mais, à terme, c’est encore trop cher car les gens ne payent pas toujours leur voyage, surtout à 1.25€ le ticket. Comme « le temps, c’est de l’argent », Transpole apaise les esprits en s’ouvrant à la publicité. 1 200 caméras sont installées. Le métro lillois se teinte de kaki, de bleu, d’orange et de vert. De l’orange car les médiateurs et les médiatrices, à Lille, sont oranges. Transpole invente le temps de l’humanisation des transports en commun.
Pour faire des économies, et donc des bénéfices pour payer les salaires, l’entreprise peut aussi monter un dossier pour obtenir un financement européen permettant l’insertion « de publics issus des quartiers et/ou secteurs classés en zone urbaine sensible, demandeurs d’emploi, jeunes, personnes plus âgées » (4). Pour faire encore plus d’économies, des gens5 embauchent au compte de l’entreprise environ 400 oranges. Un canard croustillant informe que ces « deux associations sont en charge du recrutement. Mais surtout, de la sous-traitance »6. Elles travaillent au bien-être de la société et font donc un travail social : « Nous sommes là pour les remettre debout, pour leur réapprendre à se lever le matin ». En effet, avec l’essor de la société industrielle, la paresse s’est fortement répandue en Europe et dans le Nord de la France et beaucoup de gens pensent que la paresse est le fléau de l’humanité et qu’elle entrave la société dans son développement naturel.
Depuis peu, Transpole demande aux oranges de faire le travail des verts. Les oranges en sont rouges de colère : « On n’est pas des jaunes ! » crient-ils dans leur mobilisation (7). Ces contrôles posent des problèmes de sécurité selon un délégué syndical à la branche contrôle : « C’est vrai que ces actions posent problème. Nous, qui sommes assermentés, subissons déjà des violences, alors pour eux... ». C’est ce qu’on appelle un temps de vigipirate.
Une peur étouffante
Récemment est tombée une grande nouvelle : « Les caméras vont se généraliser dans les transports en commun lillois. Dès le mois de juillet, la société Transpole devrait expérimenter l’installation de caméras embarquées dans plusieurs de ses véhicules. Et à partir d’octobre, le déploiement se fera dans tous les véhicules, que ce soit bus, métro ou tramway » (8). Plus de 2500 caméras pour un coût de 4 millions d’euros réglés par la LMCU. Pour le vice-président aux transports des gens qui sont désignés par des gens qui ont été choisis par d’autres gens : « Leur présence [des caméras] dans les stations a donné des résultats très concluants. Il était prévu que le dispositif soit étendu, et c’est bien car plus les gens se sentent en sécurité, plus il y a d’usagers » (9). Exercer le pouvoir est une affaire de réalisme. Il faut savoir faire des concessions, comme dans le commerce.
Dans cette époque d’attentats, les experts de la sécurité disent aussi que la vidéosurveillance sert à résoudre les enquêtes et à dissuader (ndlr : déplacer, délocaliser) la délinquance : « Depuis 2002, nous avons observé 30 % d’incidents en moins dans les stations, tous actes confondus. En revanche, dans les rames de métro, les dégradations ont progressé un peu ces derniers temps »10. Voilà pourquoi il faut installer jusqu’à six caméras par véhicule car c’est utile et nécessaire : « Franchement je ne suis pas un fan, mais dans les transports, couplée avec les agents de prévention, la vidéo a prouvé son utilité » (11).
Un monde plus sûr pour vivre en harmonie
L’insécurité obsède beaucoup de gens à notre époque. Le problème résiderait-il plutôt dans un sentiment d’insécurité, mélange de peur, d’angoisse ou d’incertitude. Une personne qui arrive dans un lieu a en tête toutes les potentialités d’agressions qui lui ont été suggérées par les médias, les discours politiques, les « on dit »... Ne sachant pas ce qui va lui arriver, cette incertitude, qui ne va jamais vers le positif, se transforme en sentiment d’insécurité. Ces sentiments sont aussi un argument de vente pour une entreprise. Certaines d’entre elles en font leur fond de commerce. Dans le Nord, on trouve aujourd’hui plus de 500 entreprises de “protection”. Il se dit même que plus une personne a peur, plus elle sera rapidement persuadée.
Dans le passé, la peur de la fin du monde avait conduit des chrétiens à faire des croisades pour libérer Jérusalem des “barbares”. Il y a peu de temps, les sociologues disaient même que la peur d’une panne des systèmes électroniques qui mettrait hors service les télévisions et les ordinateurs et les distributeurs de billets conduit des Américains à s’enterrer dans un bunker plein de provisions et que cette « peur provenait d’un millénarisme insconscient et refoulé et certains pensaient qu’il s’agissait d’un moment-clé de l’histoire de la civilisation ocidentale qui déboucherait sur le chaos et divers troubles sociaux et permettrait à la société occidentale de se libérer de la dictature technologique et d’entrer dans un âge nouveau harmonieux et spirituel et mystique »(12).
C.G
(1) Communauté Urbaine de Lille / Lille Métropole Communauté Urbaine
(2) Résidus urbains (eau, assainissement, transports collectifs et stationnement ; voirie et espaces publics ; développement économique ; aménagement et cadre de vie …et surtout un budget important.
(3) Pierre Mauroy dans L’Express du 28/09/2000, « Lille, le beffroi change d’ère » par E. Karlin
(4) Fond Social Européen, « Sécurisation et Humanisation du réseau de transports en commun de Lille », dispo sur le net.
(5) ADEMN : Association pour le Développement de l’Emploi par les Métiers Nouveaux. Médiapole accueille un public de l’ANPE et des missions locales.
(6) Le Bretzel, n°25, « Voie de garage à Transpole ».
(7) Des agents de médiation de l’ADEMN employés sur le réseau Transpole refusent la mission qui leur est demandée depuis début janvier. 20 minutes , 1/03/2007.
(8) 20minutes, 15 mai 2007.
(9) Eric Quiquet Vice-président CUDL dans 20 minutes, 15 mai 2007. (10) S. Monier, salarié dans la branche Contrôle de Transpole. 20 minutes. 15/04/2007.
(11) Quiquet, dans 20 minutes 15 mai 2007.
(12) Patrick Ourednik, Europeana, une brève histoire du XXème siècle.