Les aumôniers sont les seules personnes étrangères à la prison autorisées à pouvoir circuler « librement » dans l’établissement. Ils disposent de la clef des cellules, de certains couloirs, et peuvent aller rencontrer n’importe quel prisonnier, où qu’il soit, à tout moment. Nous avons rencontré un de ces personnages afifin qu’il nous donne ses impressions sur la condition carcérale, qu’il connaît intimement à travers l’exercice de sa « mission » .Interview.
Comment êtes vous accueilli dans la prison ?
« L’aumônier est bien vu par tout le monde : surveillants, détenus et direction. Pour les détenus, l’aumônier est celui qui n’est pas du système et qui a le droit d’aller partout, visiter n’importe quel détenu, au fond du « mitard ». Même une fois perdu tous leurs droits, il leur en reste un, celui de voir l’aumônier ; que les gens soient croyant ou pas, ça ne change pas grand chose : c’est quelqu’un à qui on peut parler. Et pour les surveillants, l’aumônier participe au fait que la pression diminue. C’est d’ailleurs un peu pour ça que le gouvernement est bien content qu’il y ait des aumôniers de prison. Tous les gouvernements. »
Que cherchent les prisonniers quand ils font appel à l’aumônier ?
« La demande est rarement formulée. Pour la plupart, c’est simplement avoir la capacité de parler à quelqu’un. Mon rôle, c’est surtout de l’écoute. Ce qu’on appelle l’écoute « active » […]. Les détenus sont contents que la porte s’ouvre et que quelqu’un rentre pour discuter avec eux. C’est une heure passée autrement que seul entre quatre murs […]. Ils passent vingt heures par jour dans leur cellule sans en bouger, je les vois tous les quinze jours… C’est un moment qu’ils apprécient ».
Comment a évolué votre posture depuis 11 ans ?
« Je suis toujours aussi mal à l’aise, aussi impressionné quand je rentre là dedans. Ce concentré de souffrance, de haine, tout ce qui est sentiment violent […]. J’arrive bientôt à la limite. J’ai de plus en plus de difficultés à avoir le préjugé favorable. Avant, quand le gars me racontait son histoire, j’étais tout à fait de son côté… Mais j’en ai tellement vu qui me racontaient des histoires […]. C’est vrai qu’au début ils sont souvent dans le déni complet. Mais quand on les a accompagné pendant plusieurs années, ça se dégèle, ils font confiance et puis ils reconnaissent [leur histoire]. A mon avis, c’est à partir de ce moment que peut commencer l’espérance, l’espérance qu’ils puissent s’en sortir. C’est ça qui me réconcilie »
Ça vous arrive de provoquer cette franchise ?
« Non. Je suis là pour écouter ce qu’il a à me dire. Je peux faire échos mais je ne provoque pas. »
La religion est-elle au centre de la discussion ?
« En entretien individuel, le fait religieux n’est pas déterminant. Mais ils savent que je suis aumônier, alors quelquefois je leur dis : « attends, je vais reprendre ma casquette aumônier chrétien », et je leur dis quelques petites choses. Mais il se peut qu’au cours de l’entretien on n’y fasse pas du tout allusion. »
Est-ce qu’il y a des sujets tabous ?
« Moi je n’en ai pas, il n’y a rien qui me choque. Mais c’est vrai qu’ils savent que je suis de l’aumônerie. Avec les surveillants c’est la même chose : il y a des choses qu’on n’est pas sensé dire devant moi, on s’excuse : « Oh pardon monsieur l’aumônier ». Comme autrefois avec les curés […]. Concernant les entretiens individuels avec les détenus, démarche autrement plus sérieuse, l’aumônier, comme tous les membres du clergé comme dans toutes les religions, est tenu au secret professionnel tel qu’il est défini par la loi ».
La souffrance de l’enfermement est-elle fréquemment abordée ?
« C’est principalement ça. Tout leur fait violence en détention. Les conditions de détention en soit c’est déjà de la violence. Normalement ils sont condamnés à une peine de privation de la liberté d’aller et venir. Un ancien président de la république [Giscard d’Estaing] a dit : « tout ce qui est en plus est en trop ». Or, il y a toujours des choses en plus. La restriction de la liberté de communiquer par exemple. Ils ne peuvent téléphoner qu’une fois par mois à leur famille. Je trouve que c’est une violence qui pourrait être atténuée. Je comprends pourquoi il y a une censure : pour protéger les victimes ou pour éviter l’organisation des trafics depuis la prison. Mais dans beaucoup de cas, on pourrait s’en passer. Pour la plupart des détenus, ça ne nuirait à personne qu’ils puissent téléphoner à leur famille. Il y a aussi la possibilité de l’envoi de courriers. J’en connais un qui écrit tous les jours à sa femme. Mais c’est systématiquement ouvert et lu. Et c’est sûr qu’il y a une censure [organisée par l’administration pénitentiaire]. »
Quel est le rapport du détenu au monde extérieur ?
« Depuis Giscard d’Estaing, il y a eu une grosse « révolution » : ils peuvent avoir la télé et les journaux, s’ils peuvent se les payer. Ils n’ont pas le droit de s’acheter une télévision, ils ne peuvent que la louer. Et c’est le même prix qu’à l’hôpital. Là je trouve qu’on tombe dans la racket. L’administration ne leur fait aucun cadeau financier. Ils payent même la redevance... Ils peuvent aussi s’abonner à tous les journaux. Mais je ne suis pas sûr qu’ils puissent avoir le droit de s’abonner à La Brique. Pour être accepté, ça ne doit pas être subversif : il faudrait essayer ».
Au niveau de l’argent, ça fonctionne comment ?
« L’argent ne circule pas à l’intérieur de la prison, notamment afin de protéger les détenus eux-mêmes par rapport au racket. Et l’administration exerce une tutelle sur les moyens de paiement. Mais certains réussissent à ce qu’on ne leur pique pas leur chéquier et c’est donc la famille qui gère leur argent. Ça dépend des conditions d’arrestation : certains ont le temps de s’organiser pour effectuer des procurations, d’autres sont pris en flagrant délit et ne peuvent donc pas le faire. Si l’administration pénitentiaire y arrive, elle met la main sur le compte des gars. Il est ensuite géré par l’administration. S’ils veulent de l’argent, ils doivent faire la demande à l’administration. Il y a trois comptes : libérable, partie civile et cantinable. Dès qu’ils reçoivent de l’argent, c’est divisé en trois parts : une économie forcée qui sera versée à la libération (libérable). L’administration sait bien qu’il ne faut pas laisser les gens sans un sous une fois dehors. Le gars reviendrait huit jours après être sorti. Une autre partie de l’argent va aux parties civiles quand le jugement l’impose. Quand un détenu veut espérer un aménagement de peine, il a intérêt à faire un effort pour les parties civiles. S’il est normal que l’auteur d’une agression indemnise sa victime, il est beaucoup plus gênant de que cela soit connecté avec les aménagements de peine… Et enfin une partie de l’argent sert aux dépenses courantes au sein de la prison (cantinable). »
Quelles sont les demandes de détenus auxquelles nous ne pouvez pas répondre ?
« Il y en a beaucoup. Par exemple l’aumônier n’a pas le droit de prendre contact avec la famille des détenus. On n’a pas le droit de leur apporter des lettres ni quoi que ce soit d’autre, en respect du règlement pénitentiaire. Le faire signifierait que l’on court-circuite la censure de l’administration. On me l’a déjà demandé, j’ai toujours dit non. Je leur dit que j’ai promis de ne pas le faire : « tu peux savoir ce que c’est que le sens d’une promesse ? ». Ils n’insistent pas. L’interdiction de prendre contact avec la famille, ça demande du discernement. Ça m’est déjà arrivé de le faire. Mais faut faire gaffe : une simple démarche pourrait constituer un message codé entre famille et prisonnier. »
Concernant les visites au parloir ?
« La famille peut demander un permis de visite. N’importe qui ne peut pas avoir le permis. Les parloirs ne sont pas comme dans les pénitenciers des USA (vitre et micro). On peut se toucher, on est face à face. D’ailleurs, il y a déjà eu des « bébés parloirs ». Le surveillant doit surveiller une centaine de familles en même temps. Et de temps en temps aussi, il ferme les yeux. Du moment que ça ne trouble pas l’ordre public. […]. Mais c’est très compliqué les parloirs. Les procédures pour les familles sont très contraignantes, bien que ça soit des gens a priori honnêtes comme vous et moi. Une fois le parloir fini, toutes les familles sont parquées dans une pièce en attendant que tous les détenus soient fouillés au corps pour retourner en détention. S’ils trouvent quoi que ce soit, ils vont voir la famille pour leur dire qu’il pourront être poursuivis, même si la plupart du temps ce ne sont que de simples rappels à l’ordre. C’est vrai que contrairement aux idées reçues, on n’a pas le droit d’apporter des oranges à un détenu, on ne peut rien lui donner. Ça peut être cruel : un père de famille n’a pas le droit de signer le carnet de note de ses enfants, il n’a même pas le droit de le voir. Je ne sais pas si ça se fait toujours mais c’était la règle il y a quelques années […]. Il faut avoir un lien de parenté pour avoir le droit de visite. Certains n’ont aucune visite, soit parce que c’est trop loin (éloignement géographique), soit parce qu’ils ont perdu tout contact. Il y a une association très chouette qui s’appelle « les visiteurs de prison », des gens qui acceptent de rencontrer régulièrement les détenus. »
Qu’est-ce que vous aimeriez voir changer ?
« La société devrait faire preuve d’imagination. Ce n’est pas normal qu’on en soit encore au Moyen-Âge : dès qu’il y a une infraction, quelqu’un qui sort des clous, on pense tout de suite « prison ». C’est devenu l’étalon pour toute infraction. Pourquoi ne pas trouver d’autres réponses que la prison qui est en soi contre nature. L’homme n’est pas fait pour vivre en cage, on s’en aperçoit, c’est évident. C’est un fait prouvé que la prison détériore la santé des gens. On pourrait leur donner le maximum de médecine, peu importe : tu rentres en prison dans un certain état de santé, tu ressors toujours dans un état pire. Santé psychique et santé physique. Tu rentres avec une bonne vue, tu ressors toujours avec des lunettes. Dans une pièce de 9 m², les yeux ne portent jamais à l’infini, ça finit par esquinter la vue. Les cinq sens sont atteints. Et puis la prison, ça ne rend pas service, la société n’y trouve pas son compte. Ça coûte un fric fou, ça n’arrange pas les victimes non plus. Ces dernières ont parfois la satisfaction de voir que le gars est condamné et en prison. Mais le principal pour elles, c’est qu’il soit condamné, pas forcément qu’il soit en prison. »
Pourquoi rien ne change ?
« Parce que c’est plus facile… D’ailleurs je n’ai pas la réponse […]. Je serais aussi pour avoir des prisons spécialisées. Pour éviter d’avoir à mettre dans le même bâtiment des gens qui sont toxico, qui font du braquage, toute la criminalité en même temps. Il y a la moitié des prisonniers qui nécessiterait un traitement médical et surtout psychologique. Dans la plupart des prisons, ils ne sont qu’un ou deux psychologues, ils ne peuvent pas les voir tous, ils ont un boulot fou. »
Est-ce qu’une approche psychologique aurait un effet dans les conditions d’enfermement ?
« C’est compliqué. Si j’ai bien compris, un traitement psychologique ne marche que si c’est fait dans le cadre du volontariat. On ne peut pas contraindre quelqu’un à se soigner. Je n’ai pas toutes les réponses […]. Parmi ceux que j’ai vu, il y en a pas mal aussi qui était très diminués à cause de la toxicomanie. Il faudrait trouver une réponse pour eux. Il n’y a plus de place dans les hôpitaux psychiatriques. La médecine ne veut plus s’en occuper, on les met donc en prison. La prison ne les guérit pas. »
Est-ce que les prisonniers sont des gens comme les autres ?
« Oui. Les hommes ont tous la même dignité, quel que soit leur passé, quelque soient leurs actes. Je ne supporte pas d’entendre les procureurs parler de « déchet » de la société […]. Je pense que ça n’existe pas des gens quoi soient 100% brute épaisse, qui ne pense que « violence ». Chacun a besoin d’une vie relationnelle […]. Personnellement, je n’ai aucune crainte quand je me ballade en prison, je me sens toujours en sécurité. Et pas uniquement parce qu’il y a des surveillants autour de moi. Je sais qu’avec les détenus, je ne risque rien. Mais ce n’est pas tous des agneaux, c’est certain. Il y a des gens qui sont quand même dangereux. Si on me donnait les clefs, j’hésiterais à ouvrir les portes du jour au lendemain. »
Note : la population concernée dans cet article est exclusivement masculine : l’aumônier que nous avons rencontré ne fréquente pas de femmes. Le texte n’est donc pas « féminisé ».
L’éthique et la prison
Pourquoi l’autorité religieuse est-elle la seule habilitée à pouvoir rencontrer les prisionners et prisonnières en toutes occasions, en tous lieux ? Pour les médecins, avocats, psychologues ou associations : les conditions de visites sont réglementées strictement. Non que celles de l’aumônier ne le soient pas, mais elles manifestent une certaine liberté qui n’est pas accordée aux autres représentants de la société civile – libre. Historiquement, les mouvements de charité et attitudes bienveillantes que l’on qualifierait aujourd’hui de « sociales » ont souvent été portés par les religieux, même si parallèlement, le Clergé a souvent agi ou collaboré en tant que force politique coercitive. Probablement qu’une certaine histoire en commun liant « Eglise » et administrations de l’Etat peut expliquer en partie cette forme de réciprocité dans le partage de « l’espace prison ».
Ce partage, s’il est négociable dans son application, ne l’est pas dans son principe. La première raison en est que nous sommes dans un Etat de droit qui garantit en théorie certains droits inaliénables à l’individu – prison ou pas prison. La seconde raison, liée à la première, est que L’Etat ne peut à lui seul garantir le fonctionnement de telles institutions qui nécessite la participation de divers actrices et acteurs apportant leurs compétences, leurs présences ainsi que le témoignage d’une certaine adhésion. Une adhésion aussi à des principes politiques et moraux dont l’institution pénitentiaire a besoin pour légitimer – se faire pardonner ? – son existence auprès du public d’une part ; mais aussi auprès des prisionniers eux-mêmes.
A celles et ceux qui travaillent en collaborant avec l’administration pénitentiaire se pose donc la question suivante : « A qui j’apporte mon soutien ? Au système pénitentiaire ou aux prisonnier-e-s ? Jusqu’où accepter le consensus ? ». Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Et d’ailleurs, cette préoccupation devrait être pour chacun de nous, lorsque nous participons à des mécaniques dont nous connaissons les conséquences mortifères. Et si on ne peut effectivement « changer le monde » par un magique claquement de doigt, cela ne doit pas pour autant nous dédouanner de la responsabilité de nos actes en refusant de considérer la porté politique de nos choix quotidiens.
La Mite