Un lecteur de La Brique nous a fait parvenir une lettre destinée à certains élu.es. Cet habitant du Vieux-Lille avait écrit cette missive suite à l’enlèvement forcé de son vélo par des policiers municipaux. La raison invoquée : pour la propreté, Monsieur ! L’anecdote relatée dans la lettre illustre bien le caractère retors des politiques de la ville. Voici des extraits.
Mesdames, Messieurs les Conseillers,
Voici les faits : Jeudi 28 février. Je me tiens à ma fenêtre. Devant la mairie de quartier, je vois intervenir trois policiers : muni d’une longue pince, l’un d’eux fait voler en morceaux le cadenas de ma bicyclette, attachée à l’une des quatre barres métalliques installées à cet effet. Je descends aussitôt. […]
En bas, l’agent répondait déjà : « De toute façon, ce n’est pas un vélo, monsieur ; c’est un détritus. » Je tourne alors les yeux vers ma bicyclette : un vieux vélo certes, gris, la selle rouge ; l’allure un peu ridicule ; et la roue-avant qui en mon absence avait été voilée. Voilà le « détritus », voilà mon vélo, qui doit donc être évacué de la ville dans un camion de la police. […]
Ramassant au sol les cinq morceaux de mon cadenas, j’entre à la mairie, encore étonné. On m’a dit que c’est d’ici qu’est venu « l’ordre » d’évacuer […]. Les deux employés municipaux qui me reçurent furent très polis, compréhensifs, ils employèrent un mot moins bas, moins dur que « détritus », un mot cultivé, un mot grec, mais un mot qui n’en était pas moins blessant. Ils dirent : ce vélo devait être ôté pour des raisons esthétiques. Des gens étaient venus leur dire que… s’étaient plaints que, quand même…
[…] Je ressortis dans la rue avec mon explication, mon mot grec. Je fis donc circuler mon regard jusqu’au bout de la rue de la Halle ; je vis, au-delà des quatre barres installées devant la mairie pour garer les vélos, un alignement sans fin d’automobiles. Ces véhicules étaient bien propres ; ils avaient tous de beaux chromes luisants, des peintures métallisées admirables, des courbes superbes… Voilà des objets qui sont « esthétiques ». Quelle place a ici mon vélo, qui est vieillot, qui n’est même pas vtt, qui n’a même pas deux plateaux trois pignons, dont la peinture est ternie ? […]
La beauté, c’est l’alignement de cette taule, la file de ces machines puissantes, le scintillement des chromes. La beauté, ce sont les affiches publicitaires sur lesquelles, partout dans le quartier, on bute ; qui sont l’esthétique moderne, l’esthétique de la ville... Et c’est mon vélo qui est l’aberration du lieu. […]
La beauté, c’est la rue de la Monnaie, avec les trottoirs droit et gauche couverts de beaux véhicules, BMW, Porsche, 4x4… La beauté, je comprends, c’est ce qu’on a fait du Vieux-Lille… Et dans ce nouveau Vieux-Lille, dans cet espace modernisé, il n’y a pas de place pour un vélo comme le mien…
[…] Pour en arriver à condamner sans appel un vieux vélo, il faut vraiment ignorer ce qu’est une ville vivante […] ce qu’est Copenhague, et les tas de vélos en vrac près de sa gare. Il faut avoir le désir de la ville propre, très propre… et le mot « propre » ne peut avoir ici qu’un sens esthétique… […]
L’association de la propreté et de l’esthétique… Je vous laisse consulter les histoires de l’art pour y lire à quelles « tendances », […], il faut rattacher ce genre de rapprochement… La bourgeoisie nouvelle, celle qui s’est installée ici, semble avoir des goûts bien vulgaires… Arrivé à Lille en septembre 2007, vous comprendrez que je ne puisse pas me sentir bienvenu dans ce quartier. Si on estime que mon vélo n’y a pas sa place, alors sans doute n’y ai-je pas non plus la mienne. Cet incident m’a fait définitivement prendre conscience que je n’avais vraiment rien à faire dans ce quartier. […]
Et de même, mon nom n’a pas sa place sur vos listes électorales ; je vous prie de bien vouloir, dès aujourd’hui, m’en radier définitivement. Vous ne me verrez pas venir émarger ce dimanche ni le suivant. J’aurais l’impression d’être un imposteur. […]
En quittant le Vieux-Lille, j’aurai une pensée pour tous ceux qui le quittèrent avant moi […] qu’on a fait partir sans avoir besoin de les chasser : l’urbanisme moderne est ce miracle qui permet d’obtenir qu’un ordre soit exécuté sans avoir même besoin d’être prononcé.
Si un maire avait dû prononcer « Chassons les détritus et les non-riches du Vieux-Lille », tout le monde, aurait crié au scandale. Cet ordre a, de fait, été (presque entièrement) exécuté… mais puisqu’il n’a pas été prononcé, personne ne s’en est indigné. […]
Nous vous laisserons à vos rues commerçantes, bordées de beaux 4x4 ; à cette ville qui est un musée ; à cette publicité qui est votre art ; à vos habitants qui sont des ombres ; à cette vie qui est morte. Je m’en irai vers ces endroits où, avec d’autres chassés, loin de vous, malgré vous, le cœur de la ville, ailleurs qu’en son centre, continue de battre ; dans un endroit, où mon vélo cessera d’être un détritus – redeviendra ce qu’il est, déterminé de nouveau par son usage et échappant enfin à sa valeur, redeviendra un vélo.
Florent H.