Boire l’eau du robinet... Observer le glou-glou des cabinets... que de poésie et d’apparente simplicité dans ces libations domestiques. Pourtant, derrière cette reposante harmonie du monde moderne se cache un univers inquiétant : l’impitoyable capitalisme international, rien de moins qu’une guerre silencieuse que le vacarme médiatique ne s’inquiète pas de saisir. Les victimes apprécieront...
Toujours mis à l’écart des grandes réformes, le secteur de l’eau s’est constitué en laissant une marge de manoeuvre conséquente aux dirigeants et élus. Résultat : les pratiques de gestion sont, jusque récemment, restées inconnues du grand public.
« Jusque récemment », car depuis quelques années, ouvrages et enquêtes, accompagnant la mobilisation de la société civile, remettent en questions les pratiques de gestion des multinationales sur (et sous) le sol français (1).
Surfacturations aquatiques
Les provisions pour renouvellement : peut-être l’une des plus grandes combines des sociétés privées. Dans une situation de « délégation », l’entretien du réseau de canalisation est mission de l’entreprise. La collectivité, bien que possédant légalement ces installations, devrait n’avoir à sa charge que les investissements lourds (gros travaux). Mais ceux-ci sont souvent transférés à la charge de l’entreprise. Pour réaliser ces investissements, le délégataire prélève une somme sur chaque facture. Par la suite, à elle d’effectuer les travaux… Oui, mais dans nombre d’exemples, les travaux ne sont tout simplement pas réalisés. Du côté des entreprises on attend la fin du contrat pour que les installations, vieillies prématurément, soient remplacées par la collectivité. L’entreprise ne voulant pas éveiller les soupçons peut se contenter de mettre en route les travaux juste avant la fin du contrat. Les sommes non dépensées lui revenant légalement (2).
A partir de 1996, Vivendi (pas encore Véolia), par l’intermédiaire de son pédégé fraîchement nommé Jean Marie Messier, va finaliser l’arnaque. Il regroupe l’ensemble des sommes détournées et les intègre via une entreprise basée en Irlande (un paradis fiscal) dans les comptes de la société-mère, pour éponger les dettes et construire le groupe que l’on connaît (3).
Villes françaises : le jackpot
Toutes les grandes villes françaises sont concernées. A Lyon par exemple, les provisions engrangées de 1987 à 1995 s’élevaient à 575 millions de francs, quand dans le même temps seulement 153 millions de francs de travaux étaient réalisés (4). Toujours à Lyon, une enquête de l’UFC - Que Choisir ? révélait, en 2006, les marges exorbitantes de la Générale des Eaux. Le prix de l’eau y est 70 % plus cher que son coût5. Mais ce n’est rien par rapport à L’Ile de France où, d’après la même association, l’eau serait facturée 150 % plus cher que le prix de revient.
Autre combine, les entreprises se contentent de différer le versement des sommes dues (les fameuses provisions et un ensemble de taxes diverses reversées à l’Etat et aux collectivités locales). Elles font ensuite « travailler » l’argent et récupèrent des milliers d’euros de produits financiers qui n’apparaissent jamais dans les bilans comptables. Toujours plus : on facture à l’usager (au client), des frais personnels fantaisistes. J.L Touly en donne un parfait exemple dans son ouvrage (6). Il montre comment les usagers de Véolia en Ile-de-France se voyaient facturer le travail d’un salarié posté en Asie. Ces va-et-vient financiers participent au climat général d’opacité et de suspicions toujours en vigueur aujourd’hui.
Silence, on gère...
Sur le marché de l’eau (comme dans d’autres), les principes de la libre concurrence passent à la trappe au profit d’arrangements plus rentables. Les multinationales se partagent le marché plutôt qu’elles ne se le disputent. Ces ententes illégales (7) permettent des bénéfices qui s’apparentent à des “rentes de situation”
Depuis plus d’un siècle, d’autres règles (respectées, celles-là) régissent le marché de l’eau : majoritairement, Véolia s’occupe des villes de gauche. Suez est plus liée aux municipalités de droite. A Paris, Véolia gère la rive droite et recrute chez les polytechniciens. A Suez, on recrute des centraliens qui géreront la rive gauche.
Mobilisation citoyenne,pour le retour en régie
Ces dérives servent d’argument à une mobilisation "citoyenne" qui, depuis quelques années, remet en cause le modèle de délégation de services publics. Associations, militant-e-s, chercheur-se-s, journalistes prennent en main un secteur de l’eau qui n’avait jusqu’alors jamais (ou si peu) été questionné ; sans doute en raison de la puissance politique et médiatique des « trois soeurs » (8).
Certains politiques, aujourd’hui au courant des pratiques douteuses et conscients de la force électorale d’un passage en régie, décident de sauter le pas. Cependant, passer du privé au public nécéssite pour le maire une implication sans faille. Véolia et consorts ne lâchent pas si facilement leurs marchés... Les maires doivent donc faire face aux pressions diverses des entreprises et de leur syndicat : le FP2E (voir lexique). Le privé joue toutes ses cartes : politique, judiciaire, pour bloquer l’extension de la régie publique.
Le passage en régie n’est l’apanage que de petites communes bien souvent rassemblées en syndicat (voir note “La régie”). Mais ces exemples font beaucoup de bruit car en général elles ont un prix de l’eau bien moindre que les entreprises privées (qui doivent rémunérer leurs actionnaires), et le service à l’usager est amélioré.
Les preuves du passé et les soupçons d’aujourd’hui obligent les entreprises délégataires à faire profil bas. Les contrats passés sur plusieurs décennies arrivent à leur terme. Les futures négociations se feront sous l’œil d’associations plus remuantes que par le passé. Espérons qu’on y verra plus clair.
Des enjeux “glocaux”
Pendant la période d’expansion des années 80, les “trois soeurs” ne se sont pas contentées du marché français. Partout dans le monde on est desservi par des filiales de Suez ou Véolia. Dans la logique “d’expansion” d’alors, les multinationales se sont orientées vers... l’international. Mais comme en France, la contestation monte (8).
En Amérique du Sud, Suez, après avoir triomphé, semble vaciller devant les contestations. En 2003, en Bolivie, un mouvement social sans précédant force les autorités à remettre en cause pouvoir et pratiques d’une filiale de Suez. En Argentine, Suez annonce l’abandon du contrôle d’une de ses filiales après le refus par le gouverneur local d’augmenter le prix de l’eau de 60 % !
En Afrique, les relais dans les appareils d’Etat ont permis aux entreprises françaises de pénétrer les marchés. En Afrique du Sud, la Suez impose des coupures d’eau et choisit de ne pas desservir les populations pauvres. Les habitants et les habitantes se mobilisent avec pour seule réponse : la répression. Au Gabon, le manque d’entretien des intallations par la compagnie Véolia-Water à entrainé une pénurie d’eau à Libreville. Et la liste est longue, très longue....
Pour rappel : dans le monde, un milliard et demi de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et 5 millions meurent chaque année de maladies liées à la qualité de l’eau.
1 : Parmi ces ouvrages, ceux de J. L. TOULY de M. LAIME ou encore de Y. STEFANOVITCH.
2 : La loi Voynet de 2001, prévoyait que ces provisions reviennent aux collectivités, mais n’étant pas rétro-active elle n’aurait pu contrebalancer dix ans de malversations. Cette loi jamais votée a été enterrée par le gouvernement Raffarin dès 2002.
3 : Cette malversation aurait entre autres permis l’aquisition d’Universal.
4 : Marc LAIME, Le dossier de l’eau. Pénurie, pollution, corruption, Éditions du Seuil, 2003.
5 : Les calculs sont contestés par les principaux mis en cause sans qu’eux-mêmes n’apportent de démentis chiffrés.
6 : Jean Luc TOULY et Roger LENGLET, L’Eau des multinationales, les vérités inavouables, Fayard, 2006.
7 : La Lyonnaise des Eaux et le SEDIF (Véolia) ont été condamnés à 400 000 et 100 000 euros d’amende pour avoir empêché l’entrée d’un concurrent sur le marché.
8 : Source : site internet de l’ACME.