C’est à New York durant les années 60 que le phénomène des tags, le Graffiti writing, est apparu. Cette pratique s’est avérée comme une source d’expression brute pour une jeunesse oubliée et opprimée, celle des ghettos noirs et portoricains.
Beaucoup d’encre a coulé, à tort, pour relier le tag aux mouvements artistiques tels que le Pop art qui inséraient dans leurs œuvres des symboles de rue, de pub ou qui réalisaient des performances dans le cadre urbain. A tort car ce qu’il y a de primordial dans l’analyse de ses origines, c’est le bouleversement historique de la société américaine dont il résulta. En plein « baby-boom », la notion de « teenager », connue depuis le début du XXe siècle, pénétra définitivement les esprits. Une « société adolescente » [1] se démarqua par la consommation, les styles vestimentaires, le vocabulaire, et toute une codification sociale. Bientôt, les teenagers des années 50 allaient devenir les contestataires, jeunes adultes, des années 60.
Le tag émergea du ghetto
Les années 60 donnèrent l’occasion à de nombreux jeunes blancs ou blanches, issus des classes moyennes, de réaliser leurs rêves les plus ambitieux. Pour la jeunesse des ghettos, l’image de cette génération qui s’affirmait était d’autant plus impalpable que visible à la télévision. C’est en ce sens que le tag fut, dans ses débuts, une façon de s’élever du ghetto et de goûter à la notoriété. Comme pour la promotion des jeunes rock stars, taguer c’est assurer sa propre publicité.
De 1963 à la mort de Martin Luther King en avril 68, de grandes émeutes secouèrent les ghettos. Les gangs régnaient. Ces derniers utilisaient eux-mêmes des graffiti (des symboles ou les initiales du gang) pour marquer leurs territoires et n’hésitaient pas à embrigader les plus jeunes. On voit pourquoi les observateurs.trices les plus sérieux [2] pensèrent tout de suite que le tag était une imitation des graffiti de gangs. C’est une juste position, bien qu’il s’agissait ici non plus de cerner un bout de quartier, mais d’en sortir ; de ne plus marquer son territoire mais juste d’indiquer son passage.
On peut situer les premières traces de tags à New York en 1967. A cette époque, il n’y avait pas de différence entre le tag ou le graff [3]. Il n’y avait qu’une seule discipline : le Graffiti writing. Les premiers writers furent des adolescents.es habitant pour la plupart les ghettos portoricains, comme Johnny of 93 repéré par un éducateur de son quartier [4]. 93 représentait le numéro de sa rue. Il marquait ainsi son appartenance géographique. Le kilomètre zéro de sa trajectoire. De 1967 à 1969, les writers restèrent cantonnés dans leur quartier, mais un événement allait bientôt ancrer la bataille du métro.
Le métro et les Kings
Le 21 juillet 1971, le premier article traitant du phénomène parut dans le New York Times sous le titre « Taki 183 spawns pen pals » [5]. Le journaliste avait remarqué depuis quelques temps, surtout dans le métro, une signature toujours identique suivie d’un numéro : Taki 183. Il traqua le writer afin de lui proposer une entrevue : Taki, à 17 ans, devint grâce à cet article le premier King*. La reconnaissance médiatique amplifia forcément le phénomène. L’émulation du métro était lancée. La pratique consistait alors à écrire simplement son nom en utilisant de préférence un marqueur. Le métro permettait d’apparaître dans plusieurs districts au même moment, et montrer son existence aux autres writers de Brooklyn, du Bronx, etc. L’ubiquité, cette faculté d’être présent en plusieurs lieux à la fois, était la seule façon d’y parvenir.
De 1971 à 1973, les tags évoluèrent pour approcher des formes qu’on leur connaît actuellement ; plus de numéros de rues, mais des crews* d’appartenance, plus d’écriture enfantine, mais un véritable style esthétique. Les premières mesures anti-tag étaient lancées, et la mairie de New York [6] cria trop vite victoire. Face au premier nettoyage total et systématique, aux coups de matraques et arrestations, et à une campagne de criminalisation [7], une résistance artistique s’opéra. Les writers se munirent de bombes de peinture et commencèrent à donner du volume à leurs lettrages, les pièces*.
La furie du Hip Hop
Le Graffiti writing n’était plus isolé. La discipline appartenait à une culture naissante à vocation universelle : le Hip Hop. Depuis 1973, le chef de gang Africa Bambata entreprit de stopper les violences en instaurant une fédération des pratiques positives du ghetto. En associant la danse, la musique et le graffiti, il engendra une des cultures les plus prégnantes de la fin du XXe siècle.
Le Hip Hop était aussi une réaction à l’égard de la société blanche : il fallait s’en sortir seul, créer ses propres soirées, sa propre musique, ses danses, ses fringues, sa conscience, ses maisons de productions, et finalement dériver vers un « star système » opposé aux valeurs positives… A cette époque des grands noms du Graffiti writing émergèrent : Seen, Futura 2000, Ladypink, Lee, Dondi… Avec la Zulu Nation de Bambata, tous ces writers voyagèrent en Europe, dans le cadre du « New York City Rap Tour » (festival avec concerts, démos, etc., qui visita Paris en 1982). Dix ans après sa naissance, le writing s’exportait en Europe : la jeunesse plus favorisée de Paris ou Amsterdam adoptait ainsi les pratiques des ghettos new-yorkais. De nos jours il est présent sur tous les continents… partout où le béton pousse.
Texte : T.B.
Photo J.R, contre-faits
[1] J. S. Coleman, The adolescent society, New York, 1955.
[2] Comme Henry Chalfant ou Jean Baudrillard.
[3] Voir ci-après, “Graffiti Sauvages ?” et le lexique.
[4] J. Austin, Taking the train, how graffiti art became urban crisis in New York city, New York, 2002.
[5] « Taki 183 engendre des correspondants » (traduction foireuse !).
[6] John Lindsay, maire républicain de 1966 à 1973, premier chantre de la lutte anti-tag.
[7] Des maladies psychiatriques furent avancées pour les qualifier.