Depuis la parution du Livre blanc sur la sécurité nationale en 2008, une nouvelle approche de la défense est en marche. Elle se veut « globale » et entend « préparer la nation à une crise grave » via la « formation de tous les jeunes aux enjeux de la défense ». Ce passage à une « défense globale » consacre la chute de deux évidences : l’armée n’a plus le monopole de la défense, et l’école n’est plus un sanctuaire contre le militarisme. Petites illustrations locales.
En juin, les élèves du collège Anne Frank de Grande-Synthe recevaient du président du Sénat Gérard Larcher le Trophée civisme et défense 2010. « Un moment inoubliable » aux dires de leur directeur Christophe Berger, qui confessera dans la presse locale en avoir eu « la chair de poule ». Passée la séquence émotion, La Brique a voulu en savoir plus sur cette idée d’une défense globale axée sur la « préservation des valeurs, du patrimoine et du mode de vie qui fondent le bien commun de notre démocratie » [1].
« La défense est l’affaire de tous »
Premier constat, le collège revendique la dimension totalisante du projet en question : « Depuis trois ans, il s’agit d’abord de promouvoir l’esprit de défense chez tous les élèves de l’établissement de la sixième à la troisième et de mettre en perspective ses enjeux dans tous les programmes d’enseignement. » Une démarche récemment qualifiée d’« exemplaire » par l’Association des Auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale Région Nord (aargh !) qui prône « une implication citoyenne étendue et permanente pour assurer globalement notre sécurité ». Défense globale : la notion est assez ouverte pour incorporer tout et son contraire et suffisamment explicite pour ne pas se méprendre sur ses intentions. Sous ce label, les élèves d’Anne Frank abordent pêle-mêle cours de secourisme et « défense culturelle », une incongruité exotique et réac de plus qui œuvre pour la « défense patrimoniale » via la redécouverte de la gastronomie locale, l’étude de la musique médiévale et la pratique de la couture, parce que, aux dires des élèves, « savoir coudre peut aussi nous permettre d’avoir un métier dans la couture »... Ces mêmes élèves qui dénoncent benoîtement au registre de « la perte des valeurs », « l’hymne national sifflé dans les stades de foot ou la profanation du cimetière militaire de Notre-Dame de Lorette ».
Quand la grande muette ouvre sa grande gueule
Chez nous, c’est carrément Aubry qui prend les devants avec la création en janvier 2009 de Lille Eurométropole Défense Sécurité (MLEDS) [2]. S’enorgueillissant de « la grande tradition militaire » de sa ville, la maire de Lille veut « sensibiliser les étudiants aux problématiques de défense et de sécurité européennes » et « contribuer au rayonnement de l’eurométropole » grâce à une « synergie entre municipalité, communauté militaire et citoyens ». La presse locale, à travers la fine plume de Frédérick Lecluyse tripe déjà sur « Lille, future capitale européenne de la défense ». Il n’en faut pas plus pour que des « Café-Défense » fleurissent à intervalles réguliers. Lors du dernier en date, le général Torres exposait vaillamment les risques d’une montée en puissance de la Chine face à un parterre d’étudiant-es bien sages à la Catho. En coulisse, un autre gradé enfonçait le clou sur les mérites d’une défense globale tout en pleurnichant sur le maigre budget de la défense [3] et la suppression du service militaire.
Mémoire et « adhésion de la nation »
Loin d’être isolées, ces initiatives de « renforcement du lien armées-nation » en milieu éducatif ne doivent pas surprendre : elles ne sont qu’une traduction possible des orientations politiques voulues par le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale. Publié en juin 2008, celui-ci en appelle à un « travail régulier de formation de l’opinion » (sic !) et à une totale « adhésion de la nation » pour garantir « l’efficacité » de ses plans. Globalité oblige, aux côtés de la défense militaire et économique trône désormais la défense civile, innommable pot pourri où copulent allègrement « sécurité intérieure » et « protection de la population » ; « maintien de l’ordre public » et « continuité d’action du gouvernement ». L’ouvrage va plus loin et revendique une « mémoire collective en Europe » et « une culture commune en matière de défense » grâce à l’« association des jeunes aux manifestations ». Tout en redoutant « la montée des contestations et des demandes de commémoration, en particulier pour les guerres coloniales », les auteurs du Livre blanc (préfacé par Sarko himself) en appellent à une « mémoire nationale partagée ». Comprenez par là « donner tout leur éclat » à trois dates exclusives : 8 Mai, 18 Juin et 11 Novembre. Bref, un « partage de la mémoire » à sens unique : pour le souvenir du 17 octobre 1961, on attendra ; pour l’histoire des décolonisations et de la Françafrique, aussi. De quoi émanciper les gosses du collège Anne Frank, qui compte 70 % de prolos et pas mal d’enfants de colonisé-es...
Colonisation des têtes blondes
Si la défense globale mine l’éducation sans trop de résistance, c’est que le terrain a été préparé depuis bien longtemps par les plus hautes instances de l’État : le premier protocole d’accord entre la Défense et l’Éducation Nationale date de 1982 et affirme le caractère indissociable d’une « communauté nationale façonnée par l’Histoire et animée d’un véritable esprit de défense ». Charles Hernu, alors ministre de la Défense, défendra le protocole en ces termes dans Le Monde de l’époque : « Il faut arriver à l’armée préparés par l’école, le lycée et l’université. Il faut une symbiose avec l’Éducation Nationale. » Aujourd’hui, le Haut Comité Français pour la Défense Civile nous vend la défense globale en trois temps : un, « nos sociétés développées » connaissent des menaces « multiples et variées » ; deux, comme l’heure est à la « vulnérabilité », il nous faut des « relais de diffusion au plus près de la population des comportements et actes réflexes sécurisants, en toute circonstance de danger imminent ou avéré » (sic !) ; trois, « la formation des enfants et adolescents à l’esprit de défense doit s’intensifier afin de diffuser cet esprit au sein de la population ». Mais pas de panique puisque l’armée aide à « une prise de conscience afin d’effectuer des choix libres ». On croit rêver.
Résumons. Un Etat qui appelle à « former l’opinion ». Des ados primés pour leur « esprit de défense ». Des cafés-défense qui arment les étudiants aux discours sécuritaires. Et une mission de défense globale financée par une future présidentiable de gôôche. Pas de doute, on se sent plus en sécurité qu’avant. Et nos gosses iront bientôt à l’école en rangers.
[1] Toutes les citations sont tirées de rapports officiels, d’extraits de la presse locale et de travaux d’élèves. Sur le rôle de l’armée, voir La Brique numéros 4, 12 et 23 ainsi que les interviews données par Mathieu Rigouste à Article11.info autour de L’ennemi intérieur.
[2] La composition du bureau exécutif de la mission est pour le moins hétéroclite : le Directeur général des services de la Ville de Lille siège aux côtés de Bruno Bonduelle, ex-président de la Chambre de commerce et d’industrie, de Monseigneur Laurent Ullrich, archevêque de Lille, du gouverneur militaire de Lille, de présidents de facs, d’Entreprise et cités, etc. Le même panaché s’observe au conseil scientifique : le dir’com’ de Crédit du Nord, le grand chef de la gendarmerie, un journaliste de La Voix, des profs de facs, etc.
[3] Dans les années 80, un livre scolaire avait nourri la vindicte gouvernementale pour avoir osé quelques comparaisons : le prix d’une escouade de soldats nourrit une famille pendant cinq ans, un avion coûte le prix d’un lycée, un seul obus tiré représente le salaire d’un instit débutant, un croiseur, c’est trois hôpitaux et une crèche, etc.