« Aucun degré d’empathie ne peut remplacer l’expérience. Compatir n’est pas pâtir » (Christine Delphy).
Toute agression est de fait une expérience personnelle, un cas isolé. Combien de témoignages de viols faudrait-il encore pour accepter une réalité sociale qu’on ne cesse d’occulter ? Le témoignage d’une victime – unique et court, formaté pour le journal – ne nous a pas semblé un « bon outil » pour reconnaître le viol comme un acte fréquent et non sanctionné. On aurait dû choisir entre le récit d’une fin de soirée qui brise une vie, du plus traître des proches ou d’une vie partagée qui tourne au cauchemar ? Sur quels critères ? N’aurait-on pas eu l’impression « d’illustrer » nos propos par le choix d’un témoignage, et de réduire celui-ci à un exemple pratique ?
Dans un témoignage écrit, on ne cherche pas ses mots. L’anonyme a pu prendre son temps, solliciter de l’aide, réussir à placer dans l’ordre les mots pour décrire le vécu et son ressenti. Écrire comme elle n’a jamais raconté. Présenté et cadré tel quel, le viol ne peut pas être nié. Facilement ému, le lecteur offre à la Victime sa plus sincère compassion. Cependant, on ne pense pas que ces états émotionnels soient nécessaires pour établir et pour comprendre que le viol trouve son fondement et sa légitimité dans le système sexiste et patriarcal. Pire, la vive compassion inspirée par un témoignage occulterait la réalité de l’oppression, son étendue et sa violence, jamais assez dévoilées. On ne risque pas d’avancer si on ne cesse de s’indigner par à-coups, ou de condamner avant de chercher à comprendre.
Nous préférons tenter de lever un tabou, lancer des pistes de réflexions. Le pathos n’aide pas à gommer l’idée assez diffuse qu’il existerait un viol type. S’entend : nécessairement et facilement reconnaissable. Perçu immédiatement et officiellement comme tel parce qu’une victime remplit tous les « critères », immuables, qui lui sont alloués (le non-consentement de la victime prouvé, la pénétration sexuelle attestée par un examen médico-légal, le choc post-traumatique avéré par un rapport psychologique, etc.). Il existe autant de viols que de victimes et d’agresseurs. Protéiforme, le viol existe avant tout parce que le corps des femmes est considéré comme un objet toujours disponible, destiné à satisfaire les désirs masculins. Donner la vue du sang ne l’empêche pas de couler.