Ouverte en juin 2011, la prison d’Annoeullin est la première prison en « partenariat public privé poussé ». Bouygues, par l’intermédiaire de sa filiale Themis, en est propriétaire pour trente ans et rendra ensuite le tout à l’État. Modèle d’architecture destructrice de l’individu, elle est la parfaite illustration d’une entreprise de mort.
C’est la première des trois prisons pour laquelle Bouygues a passé contrat avec le ministère de la justice, lorsque celui-ci était entre les mains de Rachida Dati. Un projet de 70 millions d’euros et 30 000 m3 de béton étalés sur quinze hectares pour construire la dizaine de bâtiments qui abritent désormais un quartier de maison d’arrêt* [1], un centre de détention*, et une cinquantaine de places en quartier psy, des maisons familiales, etc. [2]. En 2009, des voix s’élèvent contre le projet qui pourrait polluer une source d’eau passant sous les champs aujourd’hui goudronnés, mais aussi entraîner des dégâts importants sur une pommeraie située à proximité du site choisi ; des détails rapidement balayés par les tribunaux [3].
Un référendum auprès des habitant-es aboutit à un rejet par 56 % des votants mais ce résultat n’a pas non plus de conséquences pour les promoteurs du chantier carcéral. Sans incidence non plus [4]. Ce « full PPP » prévoit vingt-sept années de gestion par la filiale privée contre un paiement annuel de douze millions d’euros avant restitution – « en l’état ». Themis* prend en charge la restauration des détenus et de tout le personnel (environ mille personnes), l’accueil des familles, la cantine, les transports, la blanchisserie, la formation professionnelle, le travail des prisonniers, l’entretien des véhicules et leur approvisionnement en carburant, l’entretien des locaux et des espaces verts, la gestion des déchets, la fourniture en énergie [5]. Autant dire que ça sent le profit.
Les murs qui tuent
La prison d’Annoeullin, avec ses six cent quatre-vingt-huit places, fait figure d’établissement « modèle ». Lors de sa visite pour l’ouverture, l’ancien garde des sceaux Michel Mercier lâche ces trois mots : « un bel outil ». Mais un outil fabriqué pourquoi, au juste ? Dans ce laboratoire à ciel fermé, rien n’a été laissé au hasard. Les pouvoirs publics parlent à tout va de « réinsertion » mais « les nouveaux établissements tels qu’ils sont conçus, c’est-à-dire pour empêcher les relations humaines, font que la vie à l’intérieur est un enfer », explique Anne Chereul, coordinatrice du groupe local de l’OIP* : « Nous avons reçu beaucoup de témoignages d’Annoeullin, sur le climat hyper oppressant, l’insécurité, les relations très tendues avec le personnel, reflet de l’architecture du bâtiment. » De nombreuses lettres de détenus décrivent combien « le contexte architectural est fait pour se sentir mal : froid, dépersonnalisé, automatisé, avec des vitres sans tain, des interphones. La commande publique pour ces établissements est uniquement sécuritaire : pas d’évasion, pas de mouvement collectif. Si il y en a un, il faut qu’il ne puisse pas se propager, donc il y a plein de sas, plein de grilles, de caméras. »
Le son de cloche n’est pas très différent au GENEPI lillois. Séverine, bénévole depuis plusieurs années pour réaliser des ateliers avec des détenu-es, raconte : « Il n’y a plus les coursives dégueulasses mais c’est une autre forme de violence qui renforce la solitude : c’est immense, c’est écrasant, avec des murs de sécurité, des barbelés et des caméras partout. Tous les mouvements sont encore plus contrôlés et les détenus sont plus isolés les uns des autres. »
Pot de fer contre pot de terre
Pendant ce temps, la directrice de l’établissement, Aurélie Leclercq, raconte dans La Voix que « les détenus se font peu à peu à l’architecture du centre pénitentiaire. » Dans la presse, elle étale sa « révélation » à l’occasion de la visite d’un centre pénitentiaire alors qu’elle se destinait au concours de commissaire. La Voix ne tarit pas d’éloges à son égard : « directrice des temps modernes », « manager atypique », « le boss », « charmante jeune femme de 36 ans, dynamique et moderne ». Les journalistes brossent un portrait enjoué : « bon capitaine de vaisseau, [elle] passe la majeure partie de son temps à entretenir un dialogue qu’elle veut constructif, tant avec les surveillants que les détenus. » Un véritable conte de fée. Leclercq est devenue directrice d’Annoeullin après avoir été adjointe à Châteauroux, Loos et Sequedin [6]. Et elle balance : « Mon boulot, c’est de manager les gens » ; « Le dialogue avec les détenus est permanent. On gère des individus. Mais il faut avoir en tête l’intérêt de la collectivité. La prison, c’est avant tout une question d’équilibre. C’est ce qui garantit un climat apaisé » [7]. Et l’apaisement est là, à n’en pas douter.
Derrière l’hypocrisie d’un système
Au-delà de l’apaisement de façade de la directrice et les silences obligatoires, restent des faits pour lesquels seules les versions policières des syndicats de la pénitentiaire circulent. Cinq mois après son ouverture : « Deux surveillants viennent informer un détenu, un homme d’une trentaine d’années, qu’il n’a pas été retenu pour travailler à l’atelier du centre pénitentiaire. Sa seule chance de gagner un tant soit peu d’argent s’évapore. L’homme s’emporte, saisit un dérouleur de scotch et assène des coups à la tête des gardiens. L’un d’entre eux sort du combat avec deux points de suture. » Six mois plus tard : violences d’un détenu qui aurait causé « des blessures graves », rébellion de plusieurs autres trois jours après [8]. Ou encore, quatre mois plus tard, un détenu est dénoncé par les matons comme étant « ingérable ». Il aurait « agressé de manière physique et verbale deux agents, donnant des coups de poings à l’un, arrachant les cheveux de l’autre [...], conduit en quartier disciplinaire [...] alors qu’il venait de passer au prétoire pour être jugé de ses agressions du week-end, nouvel acte de violence : il a donné un coup de tête à l’agent qui le reconduisait en cellule. » [9] Visiblement, l’ambiance est au beau fixe. Comme le résume un prisonnier d’ Annoeullin : « Il faut que je retourne à Paris, car ici, si je reste, un jour je vais faire une prise d’otage si ça continue comme ça. Je ne peux plus rester ici, il me reste 25 mois, et si je reste, je vais finir par me rajouter 30 ans de prison ». La violence appelle la violence.
[1] * Voir le lexique.
[2] La Voix du Nord, « La prison d’Annoeullin, terminée en avril dernier ouvrira cet été », le 03/01/11.
[3] La Voix du Nord, « Le chantier d’Annoeullin se lance », 19/09/09.
[4] La Voix du Nord, « Prison d’Annoeullin : les riverains la voient, les professionnels de l’immobilier l’attendent », 06/02/10.
[5] La Voix du Nord, « Pour la première fois en France, la prison sera presqu’entièrement gérée par une société privée », 17/02/11.
[6] La Voix du Nord, « Aurélie Leclercq, directrice de prison : "Être une femme dans ce milieu ne m’a jamais posé de problème" », 18/02/11.
[7] La Voix du Nord, « La Nordiste Aurélie Leclercq "manage" la prison d’Annoeullin sans complexe », 08/01/12.
[8] France 3 Nord-Pas de Calais, « Incidents sérieux à la prison d’Annoeullin ? », 06/05/12.
[9] La Voix du Nord, « Les surveillants de la prison d’Annoeullin face à un détenu ingérable », 06/09/12.