Quand la grande muette ne me cause plus... elle communique
Outre un ennemi, qu’elle construit, désigne, puis combat, toute armée a besoin de disposer d’un corps, d’une existence. Pour cela, elle ne peut compter sur ses seuls représentants militaires. Et puisqu’elle sert des valeurs et des populations, elle doit donc se démerder pour éviter que celles et ceux qu’elle est censée servir ne lui nuisent.
Or, comment faire pour inculquer l’idée, paradoxale, qu’on va faire et faire faire des trucs aux autres que l’on n’aimerait pas qu’on nous fasse ? Comment se fait-il, depuis le temps qu’elle tue tout ce qu’elle touche, que l’armée ne soit pas encore abolie ? Qui a donc intérêt, non pas à « mourir pour son pays », mais à tuer, et pour qui ? Comment se tisse alors ce « lien Nation-Défense », qui fabrique finalement des garants à la raison d’Etat ?
L’armée communique, soit. Cependant, un tournant rhétorique ’’décalé’’ du discours militaire semble avoir trouvé ses limites. Trois témoignages permettent d’entrevoir une armée qui veut reculer d’un pas, et rappeler qu’elle fait la guerre, qu’elle tue. Et qu’elle ne rigole plus.
A Lille, l’exposition « Lille, la ville forte » insinue que la ville, sa vie civile, pacifique, n’ont qu’un temps. L’idéologie « de défense », de guerre, elle, perdure.
Dans le précédent numéro, La Brique décrivait sommairement le fait de la guerre, celui de la paix, pour sonder un peu cette nouvelle ère : nos contemporains attendent-ils un clash ? Nous terminons aujourd’hui ce premier dossier par celles et ceux qui préparent et servent la guerre aux populations, ont le temps pour allié, et ne sont pas toujours, eux-mêmes, des militaires.
Plus inquiétant que sa capacité militaire effective ou son budget (que la grande muette trouve toujours inadéquats), on constate aujourd’hui une sorte de schizophrénie, de dilemme. On a vu et entendu, d’un côté, une armée, non pas pacifique, mais où un souci de l’attrait s’est néanmoins clairement manifesté. Même Mme. Ophélie Winter fut recrutée, dans un souci qualifiable de « jeune, cool, fun attitude ». Pourtant en 2005, deux documents sont parus sur Internet. À travers, on constate une chose nouvelle : l’armée a commencé à se passer de son ministre pour s’adresser « directement » à l’ensemble des actrices et acteurs la concernant, militaires et civil-e-s : la nation. Ceci à l’encontre d’une tradition essentielle du “métier’’ des armes : le silence. Une lettre ouverte aux présidentiables puis un article mettent directement en cause dix ans de pacification et de réformes d’allègement de l’importance et de la pertinence militaires en France et à l’étranger. On s’est montré trop gentils, et l’armée en pâtit.
Parallèlement, par Internet aussi, mais heureusement bien au-delà, la critique s’opère, et la résistance s’organise.
1°) Les moyens.
Dès 2005, un club d’ancien-ne-s officiers s’est constitué avec la ferme intention de rentrer dans le chou des élections présidentielles. En publiant une lettre ouverte à chaque candidat-e, les Sentinelles de l’Agora [sic] entendent faire participer de nouveau l’armée française aux choix centraux de l’Etat : "Le monde reste dangereux.’’ La mise en garde pointe une politique de ’’solution de facilité’’ qui rognerait le budget afin de faire des économies, mais qui dégagerait ’’aussi quelques pièges mortels’’. Avec cette levée de boucliers, les Sentinelles exigent des réponses à leur cahier des charges, véritable lettre au père noël : défense européenne ; rapport à l’OTAN ; moyens et fins des interventions à l’étranger ; force et doctrine nucléaires ; service civil à dégager du Budget-Défense ; niveau de collaboration de l’industrie et des autres pays de l’UE ; niveau d’attrait de la condition militaire.1
En clair, il reste aussi des trucs sérieux à faire pour l’armée française, contrairement à ce qu’annonce la pub, et on entend bien ouvrir nos gueules, c’est-à-dire obtenir de beaux cadeaux. Ce qui n’est pas si neuf... Ce qui l’est un peu, c’est cette référence à l’agora, forum athénien, symbole de parole publique et du berceau de la démocratie : si vous moufetez, on vous cafte à la nation, et on verra bien si la trouille orchestrée ne nous permet pas d’obtenir ce qu’on veut. L’agora en question remercie sincèrement des sentinelles si neutres... notre président-VRP, à présent élu, revient justement de Lybie, contrats d’armement en poche.
"Aux mains de l’Etat, la force s’appelle Droit.
Aux mains de l’individu, elle se nomme crime”
(Bérurier Noir, Chromosome Y)
2°) La fin (justifie les moyens).
Simultanément à la lettre des Sentinelles, un article apparemment critique sur l’ère "publicitaire" de la communication de l’armée fut publié sur le site de la revue en ligne Défense Nationale, en vue d’un retour à 180° sur ses finalités2. Rappelant le caractère intrinsèquement secret de l’institution militaire, l’auteure fustige un discours qui aurait, au cours des évolutions géostratégiques et sociétales récentes (mondialisation, société de l’information et passage à l’armée de métier), profondément nui à l’armée. En externe, car la présentant notamment comme trop facile d’accès : "Image ou image de marque ? Autant de présentations mensongères, puisqu’au sein de l’institution demeurent les traditionnelles exigences : discipline, disponibilité, sacrifice de soi", et en interne car trop distanciée de la réalité militaire et des soumissions spécifiques que celle-ci implique : « [L’approche choisie par les armées] se révèle pourtant incompatible avec leur culture. Quelle entreprise du secteur civil, en effet, exige de ses employés qu’ils défendent un idéal au péril de leur vie ? Ayons l’honnêteté de le dire : le métier des armes n’est pas et ne sera jamais un métier comme les autres". Au-delà des dépressions militaires et civiles engendrées de part et d’autre, le rapport s’interroge sur la confiance du peuple dans son armée, et de ce qui pourrait favoriser un genre de sédition : "on peut se demander si de telles constructions symboliques, propres à s’enraciner durablement dans l’inconscient collectif, ne participent pas à créer un climat social hostile à l’utilisation de toute force, y compris coercitive, ce qui se révèlerait préjudiciable en cas de conflit". L’auteure préconiserait un changement de cap radical, retournant aux sources d’une communication plus spécifique, citant guerriers et philosophes : ’’[une] vision globale de la communication interdit (...) surtout l’émission de messages contradictoires [et permettrait de] réduire le décalage qui existe à ce jour entre la réalité du statut militaire et la représentation que [les armées] en donnent. (...) Le militaire constitue un relais essentiel, propre à consolider le lien nation-défense. Qui peut témoigner mieux que lui, en effet, de son expérience, et valoriser l’institution [i.e. la guerre ]qu’il sert ?’’ 3
Un civil, peut-on tenter de suggérer ? On voit mal un militaire comme le mieux placé pour valoriser la paix, ’’institution’’ de l’énorme majorité du monde.
3°)Le « lien » Nation-Défense,
ou les menottes pour tous et toutes.
L’autre caractère que soulignent ces témoignages, c’est qu’en amont des crises sociales, la guerre s’organise, et que l’armée doit perdurer, au sein de la paix.
Enfonçant le clou, la lieutenante ailée conclut par un pas de danse, un pas en avant, deux pas en arrière : ’’La gageure consisterait alors à réactualiser les « anciennes valeurs », c’est-à-dire à modifier leur forme tout en promouvant leur esprit, de manière à leur insuffler une légitimité perdue. Eadem sed aliter, préconisait Schopenhauer. Continuer d’être militaire, mais autrement, en utilisant des mots différents et en expliquant l’utilité [sic] des normes mises à l’honneur, tel est le véritable challenge (...) il s’agirait de conserver les principes d’identification et de différenciation propres à l’institution (...) Et de nous rappeler, avec Lyautey, qu’« il faut faire de l’avenir une floraison du passé’’.3 Puisque c’est dit avec des fleurs au fusil... alors FEU !
“Vous écrirez ce qu’on vous dit ! Merci, les infos d’industrie ! On n’Aurait Pas Pu Contrôler Les Gens Sans Vous”
Cette dynamique d’ouverture au public n’est ainsi pas du tout nouvelle. La ville de Villeneuve d’Ascq accueillera début octobre l’armée à L’IUFM*, pour une journée de sensibilisation aux questions militaires. Elle est la ènième ville sur le programme des armées. La presse, l’école, la culture plus largement, mais aussi les grandes surfaces (Carrefour,...), sont des armes de persuasion et de recrutement qu’il convient de laisser dans de bonnes mains, celles qui préparent l’avenir. Bien que « domaine réservé » de la Présidence et à ce titre, administration pour le moins exclusive, l’armée organise des rencontres, des colloques et des conférences, travaille en partenariat avec les universités, les lycées et collèges, les conseils municipaux, elle est présente dans l’industrie et le commerce, notamment médiatique, elle réquisitionne la gare Lille-Flandres pendant deux jours à la rentrée, lance des spots publicitaires le soir à la télé, chapeaute le salon Milipol, co-organise des expositions historiques, et des journées portes-ouvertes avec des concours de tir pour les enfants (les 12 et 13 mai derniers). Les 6-10 ans sont une cible de choix, entre leur télévision et leurs jeux vidéo, et ce dommage n’est pas collatéral, il est prémédité. On est bien sûr loin d’un Jesus camp et d’embrigadements à l’américaine, tels ceux montrés dans le Farenheit 9/11 de Mike Moore auprès des SDF de l’Oncle Sam. Mais c’est le modèle. L’image ciblée est une activité qui s’assume, présente partout. Sans cependant en dire l’essentiel : qu’elle serait à l’écoute du peuple et sous les sunlights, soit. Mais pas qu’elle irait jusqu’à tuer, ni faire tuer la population, qu’elle devrait pourtant servir.
« L’armée consacre donc une partie de son argent à
persuader le contribuable de lui donner de l’argent »
L. Loinec
Louis Loinec, est un illustre inconnu. Pourtant, il gagne a être connu. Eté 2005, toujours, quelqu’un publie sous cet anagramme de Louis Lecoin (majeure figure de l’anti-militarisme au XX° Siècle4) un article de 20 pages, uniquement sur un site indépendant5. Par un extraordinaire travail de lecture, entre les nombreuses lignes, de nombreuses sources militaires ouvertes, il a su extirper du jargon de larges pans des stratégies que les armées déploient pour mettre le grappin sur la paix. Après une présentation de la DICOD*, partie civile, et de la cellule de com’ de l’EMA*, partie militaire, il rappelle les trois éléments centraux de la propagande, avouée ou non : légitimer les coûts toujours croissants des opérations ; recruter selon des critères plus militaires que civils ; éviter la contestation de son action, en particulier extérieure. Pour ce faire, l’armée dépend des lois de programmation, votées sans consultation directe, afin de faire allouer des budgets favorisant la course aux armements. Cette course, à son tour, est d’autant moins critiquée par ceux qui devraient le faire, que les médias appartiennent très souvent aux groupes industriels de l’armement. Autrement dit, « l’armée consacre une partie de son argent à persuader le contribuable de lui donner de l’argent »6. A cette fin, les techniques sont inépuisables : marketing, etc. préparent la JAPD*, au besoin vient en renfort un Gérard Pirès (Taxi,...), obtenant ainsi 22 millions de l’EMA* pour son film Les Chevaliers du ciel. Le réseau, tissé serré pour occuper le plus grand terrain possible, passe par beaucoup de monde. Outre les conseillers municipaux, des personnalités « accréditées défense » se chargent de tenir le crachoir : les Réservistes locaux à la jeunesse et à la citoyenneté (RLJC*), etc, permettent notamment l’absence de critique face à une agressivité française à l’étranger que peu de pays égalent (DOM-TOM, ex-colonies, forces intégrées de l’ONU...). Comment fabriquer le consensus ? Tous les coups sont permis : intoxication, demi-vérités, désinformation « blanche », adaptation du message à sa cible... Mais le principal : il faut des complices, relais de confiance. L’IHEDN* se charge de les organiser entre eux et le grand public. Non seulement une floppée de magazines rassurent le soldat sur la légitimité de sa fonction, mais une quantité d’associations et autres clubs, hélas assez peu connue, prolonge le coup. L’Union des Associations des Auditeurs de l’IHEDN* a regroupé des centaines de personnes. Elle édite la revue Défense à 5000 exemplaires, se focalise sur les jeunes, et formerait presque une sorte de « franc-maçonnerie de la Défense »7. A quelle fin ? « Établir le consensus national sur les questions de défense ». Les journalistes, pourtant indépendants par essence, se rueraient sur les places et leurs accréditations. L’UAAIHEDN* comptait aussi des stars du PAF* en 2004 : Catherine Jentile (TF1), Alain Ménargues (France Inter), Antoine Perruchot (Radio France), Quentin Dickinson (Radio France)... On se demande si Philippe Val (Charlie hebdo), entre deux encouragements à bombarder le Kosovo, avait postulé. Ici, la raison d’Etat s’appelle « intérêt national », nous rappelle Loinec. On compte encore la revue Défense nationale, où des plumes comme Paul-Marie De La Gorce (RFI, Monde Diplomatique, Jeune Afrique...), Michèle Cotta (France 2) ou Michel Polacco (France Info) peuvent croiser des Céline Bryon-Portet (Défense Nationale), comme encore à l’Association des Journalistes de Défense, située carrément... à la même adresse que la DICOD*. Infos utiles à tout auditeur de Radio France, tout téléspectateur de TF1 comme des chaînes de l’Etat.
Ce tableau brossé ne fait pas renoncer à la paix. Il prouve au contraire que le rapport de force a sa raison d’être et que l’armée peut craindre un déclin, sinon de son utilité, au moins de sa légitimité.
La grande muette n’est plus muette, en tout cas plus toujours. Elle n’a pas renoncé au mutisme pour couvrir ses responsabilités dans l’organisation de la plus grande destruction des biens et des personnes depuis le paludisme. Mais aujourd’hui, et sans doute plus encore demain, elle compte bien sur l’ensemble de la société, et sur sa jeunesse malléable, pour s’y implanter et y perdurer, quels qu’en soient les moyens. Les recettes d’hier dans les casseroles d’aujourd’hui. Plus que jamais, le nationalisme, comme l’idéologie de « défense », c’est la guerre. Ce ne seront pas les ennemis qui manqueront. Sauf si l’on décide, enfin, de ne plus laisser à cette idéologie le soin de définir notre environnement, ni de réquisitionner nos vies. Et de contrôler une fois pour toutes la raison d’Etat par le Parlement, ou par chaque habitant-e.
1) Lettre ouverte lisible sur www.saint-cyr.org
2) Lt. Céline Bryon-Portet, Communication militaire : identité en péril ? Défense Nationale n° 2, 2005, lisible sur www.defnat.com
3) Lt. Céline Bryon-Portet, art. cit.
4) on lui doit le statut d’objecteur de conscience, à l’époque du recrutement forcé.
5) L. Loinec Les voix de la Grande Muette, lisible sur Indymedia Lille
6) L.Loinec, art cit.
7) Cité par Pierre Darcourt (Le Figaro), co-fondateur de l’AJD.
*Lexique
DICOD : direction de l’info et de la com de la Défense.
EMA : état-major des armées.
IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maître-sse-s.
JAPD : journée d’appel et de préparation à la Défense.
IHEDN : Institut de hautes études de la Défense nationale.
UAAIHEDN : Union des assos d’auditeurs (jeunes, anciens, régions, sessions Europe, intelligence économique,...) de l’IHEDN.
AJD : Association des Journalistes de Défense.
RLJC : Réservistes locaux à la jeunesse et à la citoyenneté.
PAF : (ici) paysage audiovisuel français.