Jeunesses policières ou la " Pat Patrouille Academy "
Blague : Qu’est-ce que c’est une bande de Schtroumpfs dans la rue de Béthune ?
Voilà la question qui me traverse l’esprit lorsqu’après avoir traversé la place de la république et passant au pied de la statue de Faidherbe le sanguinaire1, j’aperçois au loin dans la rue de Béthune, une troupe d’une trentaine de silhouettes qui ont toutes adopté un dress code surprenant : K-way, casquette et petit sac de toile bleu marine (ou bleu LePen ou bleu keuf). Certainement par déni j’imagine, je me dis qu’il s’agit un groupe de jeunes touristes étranger·ères, british ou hollandais·es, habillé·es comme ça pour pouvoir se reconnaître. Sauf que perso, j’aurais choisi une couleur vive pour bien se voir de loin.
Plus je me rapproche – j’ai accéléré le pas – et plus je me rends bien compte que ma théorie est foireuse. Sur les petits sacs en toile que les jeunes portent sur le dos, une sorte de cocarde tricolore en plastique floqué affiche les lettres SNU. Voilà donc un échantillon de jeunes pousses dont l’âge est difficile à évaluer (14 ou 15 ans ? Peut-être plus.), iels sont en train de participer au Service National Universel, cette mesure phare impulsée par le président Macron lui-même et sensée promouvoir l’engagement de la jeunesse pour la république. Dans les faits, on y voit surtout une militarisation de la jeunesse avec une mise en avant de la discipline, de l’autorité de l’État et de valeurs patriotiques à la con. Une initiative on ne peut plus éloignée des vrais enjeux : comment faire société dans un monde qui tangue ?
J’arrive au niveau d’un encadrant adulte (certainement une personne précaire en CDD) que j’interpelle avec candeur et une pointe de curiosité, non feinte celle-là : « Ah, c’est le SNU ? Vous faites un tour en ville ? » Le gars me répond que c’est le programme de la matinée, mais que cet après-midi, ils vont aller visiter le Conseil de Région. « Vraiment ? C’est cool. Et qu’est-ce qui est prévu là-bas ? » Il ne sait pas, mais il me dit qu’on va leur parler. En mon for intérieur, je me dis que les jeunes vont se faire chier et que ce n’est pas comme ça qu’on va leur donner envie de se mobiliser pour quoi que ce soit. Ce qu’il leur faut à ces jeunes, c’est du concret, des actions qui ont du sens et qui leur donnent confiance et les valorisent.
Je continue sur un ton léger. « Et ils dorment où tous ces jeunes ? Ils sont dans un hôtel ? » Il m’explique alors qu’ils sont hébergés à Genech, une commune rurale au sud-est de Lille. Je m’étonne : « il y a une caserne par là-bas ? » Quelque peu désarçonné, il précise qu’il sont accueilli dans un lycée du coin2. Néanmoins, je sens qu’il commence à se méfier sur mes intentions, aussi je décide de le laisser tranquille. Un dernier regard aux visages mi-amorphes, mi-enthousiastes des jeunes et je continue ma route. Après tout, on a un peu un bouclage sur le feu3.
Je suis encore plongé dans mes réflexions sur l’embrigadement lorsque, débouchant sur la Grand Place, mes rétines sont assaillies par de nouvelles visions d’horreur. Un groupe de ces jeunes dans leurs tenues officielles est en train de zoner devant le Furet, un autre un peu plus loin à l’entrée de la rue Esquermoise, encore un vers le fond de l’autre coté de la fontaine et un dernier au pied de la vieille bourse. La place est cernée. J’anticipe direct une trajectoire pour passer au large de ces escadres de jeunes en manœuvre mais… Aaaah ! Il y en avait un qui s’était planqué dans le renfoncement devant le théâtre du nord et qui semble surgir et fondre sur moi. Est-ce que c’est un cauchemar ? Vais-je me réveiller perplexe et déboussolé dans la pénombre de ma chambre ?
Non. C’est la réalité : près de 200 jeunes sont en train de "quadriller" le terrain dans le centre de Lille, comme un message aux passants : nous leur apprendrons aux jeunes ce que ça fait de patrouiller en uniforme. On a vraiment l’impression d’avoir à faire aux « Brigades Junior de la Police Nationale ». C’est flippant. Je traverse la place avec une angoisse qui commence à monter dans ma gorge, lorsqu’un cri de dépit retentit : « Mais vous allez m’écouteeeer !!! » Une animatrice du SNU essaie de recadrer ses troupes pour je ne sais quelle raison. À y regarder de plus près, ça n’a pas l’air bien grave. Indiscipliné·es comme le sont les adolescent·es, certain·es préfèrent rigoler au lieu d’écouter. Pas si facile au final d’imposer l’ordre à des jeunes qui ont déjà mille préoccupations dans leurs vies. Il y a peut-être de l’espoir dans cette tendance naturelle à l’insubordination et à la joie.
Mike
1. Il a massacré des milliers de personnes en Algérie et au Sénégal, détruit des villages et déplacé des populations, pour asseoir le pouvoir colonial de la France sur ces territoires.
2. Le lycée Charlotte Perriand, pour être précis. Il a l’air tout mignon ce lycée avec ses jardins et cette bâtisse qui ressemble à une sorte de château de petit noble provincial.
3. Celui du précédent numéro, Les Mauvaises Herbes n° 69.