14 janvier 1989. Une foule de badauds s'agglutine sur un pont près de la place Madeleine Caulier à Fives. En contrebas, une brochette d'huiles politiciennes s'agite, à base de serrage de paluches et de tapes dans le dos. Parmi elles : Maurice Faure, ministre de l'Equipement, Pierre Mauroy, maire de Lille, et ses lieutenants – les deux Bernard, Roman et Derosier. Une fanfare militaire se met à jouer. L'air est triomphant. Ce samedi, on inaugure en grande pompes le premier tracé de la Voie-Urbaine rapide de Fives. Petit problème pourtant : le tronçon réalisé n'est pas terminé et les deux extrémités du boulevard finissent pour l'instant dans les talus. Une occasion en or pour les opposants au projet. Une fois les trompettes rangées, ils déploient une large banderole : « Cette politique ne mène nulle part : la preuve ! »
Du temps de la fabrique à la société des flux
Cet après-midi d'hiver signe l'épilogue d'une lutte de plus de vingt ans entre les habitant.es du quartier de Fives et les technocrates de la Direction départementale de l’équipement (DDE). Le projet est en effet dans les tiroirs depuis 1964 et les premiers schémas d'un certain Henry Bernard, urbaniste de grands ensembles, envoyé de Paris pour dessiner la future « Métropole Nord » rêvée par le ministère de l'Equipement. Son but : faire de Lille un carrefour des grands moyens de communication au Nord de l’Europe. Les milieux autorisés parlent déjà d’un tunnel sous la Manche et le réseau ferré de Lille, l’un des plus denses de France, est loué à tour de discours.
Mais durant ces années de compromis fordiste, la mode est à l’automobile. L’usine Peugeot de Fives crache toujours plus de moteurs Diesel qui doivent alors se faire une place dans la ville. Le Grand Boulevard entre Lille et Roubaix devient impraticable aux heures de pointe.
Place à la ville des flux et au modèle du "tout bagnole"
En plus des habitant.es de l’agglomération, c’est tout le trafic de Paris à la Belgique qui doit emprunter ce boulevard né au début du siècle et incapable d’accueillir les 100 000 véhicules quotidiens espérés par les agents de la prospective. Bloquées au petit matin et à la nuit tombante, marchandises et main d’œuvre doivent circuler plus rapidement. Place à la ville des flux. Celle où les élus ne font plus que gérer les conséquences urbaines d’un modèle économique imposé par l’industrie : celui du « tout bagnole ».
C’est le Parti communiste (PC) – pourtant pas foncièrement opposé à ce genre de grand projet – qui le premier fait entendre sa voix. La création d’un premier comité de défense du quartier en 1967, vise à défendre le bastion ouvrier des métallos de l’usine Fives-Cail. L’îlot rouge dans la ville rose. Dès le départ, les revendications du comité sont sans concessions : abandon pur et simple du projet d’autoroute. Finalement, après quelques réunions et un ou deux tracts : tout se calme.
Illustration issue d'un tract de l'association des habitant.es de la voix rapide (dessin de 120)
Sémantique politicarde
Jusqu’à la fin des années 1960, on croit en effet le projet rangé au rayon des visions délirantes de géomètres de la DDE qui, compas et équerres en mains, défigurent les plans de la ville en vue de faire entrer Lille dans l’ère de l’automobile1. Mais avec les déclarations du ministre de l’Equipement de l’époque, Albin Chalandon, et la publication du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) en 1971, l’autoroute de Fives revient sur le tapis. Le 11 janvier 1972, le conseil municipal de Lille se prononce contre l’autoroute et tente de proposer des tracés alternatifs. Finalement, la Communauté urbaine, par une des pirouettes sémantiques qui feront sa renommée – « non à l’autoroute, oui au boulevard » – se range aux côtés de Paris : la voie urbaine transpercera le quartier de Fives en longeant la voie ferrée, elle démolira plus de 700 maisons et déplacera 2500 habitant-es.
En 1972 se crée une deuxième opposition au projet via la création du comité Alexandre Dumas, du nom de cette petite place bourgeoise, à cheval entre Fives et Mons-en-Barœul, et directement touchée par le tracé. En 1974, le Comité adresse une lettre ouverte à la Communauté urbaine qui parait dans la presse du 10 juillet : « Le quartier Alexandre Dumas, amputé d’une centaine de maisons et de tous ses commerces, emprisonné entre le boulevard et l’usine Peugeot, est condamné à mourir ». Si le discours de son principal animateur, Pierre Canquelin, journaliste à La Voix du Nord et délégué syndical, tente une interprétation globale des projets urbains, le Comité défend principalement les habitations de ce secteur habité par des cadres et des retraités. Durant toutes les années 1970, le projet est à nouveau mis en sommeil. Les maisons sont achetées une à une par la DDE, transformant tout un pan de Fives en quartier fantôme.
Le plus grand squat de France
1980, un matin d'automne lillois rue du Pont du Lion d'Or. Pied de biche à la main, les agents de la DDE entrent au numéro 96. Alors que l’ensemble de la rue doit être démoli pour faire place à la voie-rapide, voilà quelques semaines que plusieurs personnes occupent cette vaste bâtisse laissée vide depuis des années. En 1980, la rue du Pont du Lion d’Or est même « la plus massive implantation de squatteurs en France »2. Ils sont environ 250 personnes à occuper des maisons souvent en bon état, construites au début du siècle et pour certaines signées par des architectes lillois reconnus : Pagnerre, Lepierre, etc. Cette mode du squat fivois ne plait pas aux décideurs, et c’est les bleus qui viennent rapidement en renfort des agents de la DDE. « La DDE expulse sous l’œil de la police » dénonce la presse locale3.
Un quartier avalé par l'autoroute
Cette expulsion musclée oriente les projecteurs sur la situation de Fives à cette époque. L’association des habitants de la voie rapide (AHVR) entend continuer à faire vivre le quartier. En juin 1981 le premier numéro de Laisse béton, le journal de l’association des habitants de la voie rapide, est publié. La couverture4 ironise sur le futur urbain du quartier : « Fives 100 ans plus tard : l’urbanisme mêle machiavélisme et béton armé, projette dans l’espace la hiérarchie sociale sans conflit ».
Des permanences sont organisées pour permettre le relogement des habitants. Au micro de FR3, Suzanne Dussotier, une habitante du quartier, se rappelle de certains moments forts de la lutte – comme le jour où elle s’est interposée devant les ouvriers du chantier : « Je suis sortie devant ma maison. Et j’ai promis de jeter ma bouteille de gaz dans le bulldozer s’il fallait ».
Las, cette mobilisation a fini par être engloutie par l'appétit de la « métropolisation » du territoire. À Fives, les années 1980 sont aussi celles du départ de toutes les entreprises du quartier, parties chercher des salaires plus bas ailleurs, et de la construction du métro qui éventre l’artère principale du quartier pendant plus de trois ans. L'ancien faubourg ouvrier ne s’en est toujours pas vraiment remis.
Ettore Fontana
1. Autre exemple de griserie technicienne : le projet de transformer l’avenue du Peuple belge en vaste autoroute reliant l’extrême nord de Lille à la gare Lille Flandres. Un projet réalisé à Fives, un autre abandonné dans le Vieux-Lille. Hum…2. Dominique Duprez, « Les squatters : les genèses sociales d’un mouvement urbain localisé », Contradictions, n°38, 1983.3. Nord Eclair, 7/11/1980.4. Dessinée par 120, un ancien du Clampin Libéré.