Militante, alternative, libre et indépendante, de contre-information, de critique sociale, de combat… Autant de termes pour parler de la presse sans pub, sans actionnaires et sans salariat. Autrement dit, d’une façon ou d’une autre, d’une presse militante. Une mauvaise herbe qui, dans la région comme ailleurs, se montre tenace.
Le 9 septembre, un débat sur la « presse d’opinion » à l’Espace Marx réunissait Liberté Hebdo depuis peu en redressement judiciaire, Témoignage chrétien et La Croix du Nord. Au milieu des discussions, le rédacteur en chef de ce dernier journal lance, hâtivement : « Dans la région, la presse d’opinion c’est les cocos ou les cathos ». Une demi-heure plus tard, il changeait d’avis, bien forcé de remarquer dans le public la présence de La Brique. Un petit canard dont le but est d’écrire, publier et diffuser, justement, son opinion et la parole de celles et ceux qu’il rencontre. Mais aussi une expérience collective comme d’autres que la région a connues, et connaîtra encore. Dans les semaines suivant ce débat, c’est avec ces autres journaux, ni cathos ni cocos, que nous avons discuté.
Une aventure à plusieurs mains
« C’était une période où je ne bossais pas. » Patricia, une « journaliste associative », revient sur la création de La Wassingue, le « torchon des arts méningés », début 2006. « C’était parti d’une formation que j’animais avec l’APU Vieux-Lille, pour former ses bénévoles à faire le journal de l’asso. Il y avait une bonne dynamique avec les gens, et on s’est dit que ça pourrait être marrant de créer un journal à Lille. » Des gens disponibles et motivés, rassemblés par l’idée de créer un objet en papier. « Certains étaient journalistes, d’autres juste des militants, et d’autres enfin n’étaient ni l’un ni l’autre, ils traînaient dans les parages et ça les intéressait ».
Comme la plupart des journaux « alternatifs », La Wassingue n’avait rien de professionnel : « On ne s’était pas fixé d’objectifs hyper ambitieux. On prenait notre temps. Quand on était prêts, on allait dans une boîte à copies, on mettait un peu de sous chacun. Après on prenait un stock et allait diffuser, au marché de Wazemmes et dans plusieurs lieux, comme le Café citoyen. On en vendait quand même 400 par ce biais-là. » Avoir peu d’ambition, c’est aussi prendre le temps de créer, diffuser et surtout de réfléchir et discuter : « Je voulais absolument que ça soit un truc démocratique. Comme y’avait pas d’enjeu, on faisait des réunions qui se terminaient tard où tout le monde se défoulait. Si tu veux tenir une certaine périodicité, la démocratie en souffre peut-être plus ». Si un journal n’a pas de chef et qu’il se veut démocratique, c’est d’abord parce qu’il est une expérimentation collective, avant d’être un média d’informations.
Un outil de lutte
Parmi les canards qui sont nés à Lille, il y en a un qui a marqué les esprits plus que d’autres. « À l’APU, se souvient Patricia, j’avais feuilleté un journal militant des années 70-80, Le Clampin Libéré. Ça m’avait plu, son côté incisif et en même temps rigolo ». De 1973 à 1977, l’ancêtre de la critique sociale lilloise s’est attaqué aux pouvoirs politiques et économiques locaux. Un de ses fondateurs, Jean-Luc Porquet, actuellement au Canard Enchaîné, expliquait dans le deuxième numéro de La Brique : « On avait l’idée que dans un canard, faut se marrer, ne pas donner l’impression d’un journal uniquement militant ». Le journal, contrairement au tract, permet de sortir des carcans de la forme militante, sans en réduire le fond.
Pour d’autres, comme La Mouette Enragée, journal du groupe politique communiste anarchiste éponyme, qui a sorti trente-deux numéros dans le Boulonnais en plus de vingt ans1, la forme radicale que peut prendre un journal militant n’est pas une tare. Ses membres de nous expliquer : « Le journal n’est pas une priorité. Les luttes priment et nous n'écrivons que si nous estimons avoir quelque chose à dire sur la lutte des classes en cours ». La Mouette est apériodique, artisanale et ne cherche pas la rentabilité : « Nous ne concevons notre action (et donc notre écriture) que sur le terrain des luttes, en particulier la lutte des classes ». En ce sens, « nous ne cultivons ni notre pérennité "médiatique" ni économique comme la presse capitaliste qui, elle, a besoin de vendre un produit ».
Une connexion par le papier
Il y a toujours plus radical que soi quand on sort un journal indépendant. L’équipe du Bretzel, un mensuel étudiant d’abord très universitaire puis, à partir de 2005, plus tourné vers les enquêtes et l’actualité, en a fait l’expérience pendant le mouvement « anti-CPE » : « C’était pas toujours évident, raconte Gaëlle qui a repris le titre. On nous a souvent classés comme socialos mous du genou. Il y avait beaucoup de gens qui étaient contre les journalistes dans les facs… Et parfois on était mis dans le même lot que la presse classique ». Pourtant Le Bretzel n’avait pas de pub, ni de salarié et il était vendu à prix libre.
Cependant Gaëlle n’en garde pas un mauvais souvenir. Le support papier, le fait de le vendre en public, c’était essentiel : « Tout le monde discutait avec tout le monde, c’était le partage, le bouillonnement. C’est pour ça qu’on était attachés au papier, pour le contact direct. Combien de fois… combien de temps plutôt on a discuté avec les gens en distribuant les journaux ! » Les kiosques permettent de couvrir un plus vaste territoire, mais pas de savoir ce que pensent les gens de notre petit canard. Vendre à la criée, sortir de sa rédaction, c’est se confronter à une certaine réalité.
Pour une mare pleine de canards
Zoé a écrit pour La Wassingue, mais elle est aussi passée par la presse capitaliste avant de créer son propre magazine en 2009, Babelle, écolo, solidaire et local : « J’ai commencé dans la presse qui vit de la pub, qui ferme sa gueule quand le cimentier d’à côté file des pots-de-vin à un élu pour avoir un appel d’offre, etc., j’ai avalé pas mal de couleuvres. Du coup, faire de la presse indépendante, pour moi c’était un acte militant, clairement. » Un acte militant, certes, mais à l’opposé de celui de La Mouette : « Moi j’étais au chômage, mes collègues aussi, explique Zoé. On voulait créer notre emploi avec ce truc-là ». Le projet prévoyait de toucher suffisamment de subventions pour lancer le canard, obtenir des contrats aidés, « et puis après on se démerde. L’objectif c’était d’être rentable pour justement être indépendant. Mais on n’a pas réussi. » C’est la seule fois qu’un journal alternatif a coexisté avec La Brique à Lille : « Nous on faisait le choix de ne pas faire, ou très peu, de critique. D’ailleurs avec La Brique, on ne s’accrochait pas mais… on a eu quelques discussions avec certains d’entre vous, parce que vous nous trouviez trop gentils… » Contrairement à la presse marchande, la presse alternative n’est pas homogène. Dans sa mare, à mille lieues du marché concurrentiel, il y a de la place pour tout le monde. Et tant qu’il y aura du papier, de l’encre, des dynamiques collectives et des convictions politiques à crier, de vilains petits canards continueront de naître et de disparaître. À l’ombre d’un groupe de presse, quelque part entre les cocos et les cathos.
T.B.
1 : Le dernier numéro, qui vient juste de sortir, se consacre aux projets d’aménagement urbain dans l’agglomération boulonnaise. Disponible dans les principaux kiosques de Boulogne-sur-Mer et de ses environs. Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser..