Saga de l'été 4/5 : Lille, ses lumières... et ses couleurs flippées

Claire Cordel - EclairageLa Mairie de Lille sait parfois redoubler d'imagination pour créer des ambiances nocturnes particulières. Aussi, elle n'hésite pas à « communiquer » ses lumineuses découvertes aux habitant.es. Mais parfois, ce sont ces habitant.es, piqué.es au vif, qui, dans une nonchalance toute relative, rendent compte d'un certain étonnement. C'est le moins qu'on puisse dire face aux dispositifs nocturnes, véritables machines de guerre imaginées par les techniciens du Beffroi. Un habitant se livre.

 

Dans la céleste Voix du Nord, cette citation pique notre attention : « ''Allez, le ciel étoilé'', lance-t-elle en posant le pouce sur une tablette tactile. [...] D’une simple pression du doigt, Martine Aubry varie les ambiances lumineuses des rues Gambetta et d’Esquermes, comme l’éclairagiste d’une discothèque »1. Et le journal d'encenser l'inauguration du « Vélum » rue Gambetta : « un éclairage dynamique inédit », « la première réalisation spectaculaire du Plan Lumière » et de tempérer par un « chacun jugera de l’esthétique des programmations ». Cette tablette, lumineuse invention, refait ainsi son apparition quelques mois plus tard... « entre les mains [des élu.e.s, ndlr] le dernier jouet à la mode : la tablette qui commande à distance le nouvel éclairage des lieux »2.

Au delà du jouet à la portée si significative, les services municipaux ont leur argumentaire tout trouvé sur le « Vélum ». Mais au fait, le « Vélum », c'est ce « dispositif » qui crée, par interconnexion entre les ampoules, des motifs changeants par effet de perspective. En fait des guirlandes de noël. Rien de trop nouveau depuis Ikéa. La couleur, « mouvante », est donc ici pour le « renforcement de son attractivité commerçante »3. Attractivité ? Les mauvais esprits diront que la nuit, tout de même, les magasins sont fermés.

Et comme toute grande métropole, le changement des points lumineux est vécu comme un pas de plus vers la modernité, donc gage de clarté dans une ville, évidemment pacifiée. Pourtant, selon l'urbaniste et philospohe Paul Virilio : « Outre le désir de sécurité, l'intensité de l'éclairage signale la prospérité économique des personnes, des institutions, la rage du "brillant" des élites nouvelles, banquiers, fermiers généraux, nouveaux riches... »4. Et lorsque des LED à couleurs variables déferlent, c'est l'enthousiasme béat. Comme dans cet autre article, tout en retenue : « C’est beau, des façades illustres en bleu-blanc-rouge ». Même lorsqu'il s'agit d’éclairage, La Brique trouve des poux patriotards dans la tête de la Voix du Nord.

Lumière nouvelle, nouvelle vie

On le concède, parmi ces lumineux fantasmes urbanistes, le projet LUCIOLE (pour Lumière Citadine Optimisée pour l'Environnement) est intéressant. Il est porté avec cœur par Stéphane Baly, le conseiller municipal délégué aux énergies, à la gestion technique des bâtiments et à l'éclairage public, depuis 2014. Le bonhomme Vert (EELV) a fait de la promenade des quais de la Deûle, sur le pourtour de la Citadelle, le fier étendard de son mandat. Rénovés en 2017, les quais adoptent un type d'éclairage unique à Lille, les lumières s'éteignent dès lors que personne ne passe. Certes, les lampadaires sont équipés de LED, mais celles-ci sont ambrées. C'est-à-dire que le spectre lumineux ne tire pas vers le blanc-bleu clinique, n'agresse pas (ou moins) les usager.es. Un cocktail savamment mixé pour faciliter le passage et la préservation des chauves-souris, des insectes nocturnes... Chiroptères contre hétérocères sous les spot-lights ? Ce serait mignon... si on ne se rappelait pas que l'écusson de la BAC Lille exhibait... une chauve-souris entre des tours d'immeuble. On se sent pousser des ailes, en effet. Mais surtout on regrette que la lumière ambrée soit uniquement cantonnée à ces espèces d'espaces : tout est fait pour t'attirer là, que tu ne t'aventures pas ailleurs. Car entre deux, la nuit du no-man's land.

Car les lampadaires deviennent des supports multifonctionnels, véritables « hubs » à noctambule. On parle d'éclairage intelligent ? Le réverbère de demain est déjà sous nos fenêtres : détecteurs de présence (piège), ports USB (leurre), panneaux solaires (énergie), chargeurs de téléphone (durée), borne wifi (diversion) et caméra de vidéo surveillance (contrôle)5. Et pourquoi pas un lampadaire équipé d'un écran, pour jouer à Candy Crush ou naviguer sur Tinder/Grindr...

Ronde de nuit

Qu'on se le dise, la question de l'éclairage public ne se tranche pas de manière binaire, d'ailleurs, nous ne pensons pas qu'il y ait une seule bonne solution. N'empêche... certaines observations nous laissent dans le noir. Si l'on poursuit notre petit tour en ville6, la nuit, la couleur dénote forcément. Dans les catalogues de lampes ou chez les paysagistes, la couleur sert avant tout à souligner ou signaler un lieu ou un objet. Les passages piétons aux abords des écoles sont signalés par une petite lignée de LED rouge, ça d'accord, on reste dans le strict cadre du code de la route (et quoiqu'on pense des codes).

Mais que penser alors de la place Degeyter à Fives ? Sur un mur vide sont projetés des ronds multicolores qui forment une espèce de molécule, tournant sur elle-même. Cette petite ambiance de boum tranche radicalement avec la quiétude du lieu. Les autres luminaires de la place (les seuls du genre à Lille) sont ornés de faux abats-jours. Un peu plus loin, c'est au pont de Fives qu'un rose éclatant vient tartiner l'édifice ferroviaire.

Claire Cordel - Eclairage

Tous les quartiers sont concernés : à Lille-Sud, à mi-chemin entre le Grand Sud et le comico, place de la Méditerranée, deux spots, l'un rouge, l'autre jaune, illuminent la nouvelle place cernée de bâtiments, insipides et bétonnés. À Moulins, c'est la place Fernig, face à la porte de Douai, qui s'est parée d'orange. La lumière colorée fait-elle partie du dispositif sécuritaire ? Bien sûr, mais pas seulement, puisque la porte d'Arras, un pâté de maison plus loin, est encore cernée... de blanc. Sauf que les dealers, peut être parmi les plus conscients de la politique des lumières de la ville cassent les ampoules de spots qui inondent la place et les « visent ».

Autre fait, la plupart des courées de Lille sont devenues roses après Lille2004. Au Royaume-Uni, elles sont utilisées pour éloigner les jeunes, la couleur faisant ressortir l'acné des ados7. Légende urbaine peut être, mais l'éclairage rose ne permettrait pas aux drogué.es de voir leurs veines. Pourtant, La Brique, (journal local d'investigation sociale), l'a testé pour vous : on y voit très bien ses veines. Les hallus des halos, c'est l'occasion de parler avec les habitant.es des courées lilloises. Et la surprise est grande : « On ne nous a jamais prévenu.es, ni consulté.es sur le changement de ces ampoules ».

La ville écran

Qui colore nos vies de noctambules ? Qui se permet de parer nos soirées de couleurs ? Quel bras inspiré choisit l'intensité de la luminosité et la récurrence des lampadaires ? Quand commence notre crépuscule ?

Il se trame un bras de fer, visible et lisible, entre insomniaques ou endormi.es et « politiques de la nuit ». Deux poids, deux mesures : au centre, la lumière met en valeur patrimoine historique et lieux de pouvoirs. Dans les quartiers populaires, elle a une autre fonction : à Gambetta, Fives, Moulins ou Lille Sud, zones en cours de gentrification, la lumière colorée cherche avant tout à séduire le passant.e. Dans ces lieux désertés en mal d'investissements, la couleur vient fabriquer une Lille festive et chaleureuse ; une ville dont celle ou celui qui possède la fameuse tablette pourrait s'introniser Master of ceremonies. MC Aubry aux platines tonight...

Harry Cover

Aux lecteurs et lectrices :

Le prochain opus de notre série Lumière compte poser ses questions à l'élu pré-cité. n'hésitez pas : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

1. Voix du Nord, 23/11/2015, « Gambetta lève le voile sur un éclairage public exclusif et inédit. »

2. Voix du Nord, 09/12/2016, « Pleins feux sur les nouveaux éclairages. »

3. Plaquette municipale Plan Lumière.

4. Paul Virilio, La machine de vision, Galilée, 1988.

5. Voix du Nord, 11/01/2018, « Arras : le wi-fi gratuit déploie ses ondes dans la cité atrébate. »

6. Pour les précédents épisodes « Lumière », voir La Brique n°56, 57, 58.

7. Libération, 26/03/2009, « Une association des habitants de Mansfield a installé […] des lampes normalement utilisées par les dermatologues pour mettre en relief les boutons ».

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