Ce sont des décorations, pardon, une œuvre artistique destinée à égayer la grisaille qui règne en ces obscurs deuxièmes sous-sol. Pas pour flatter l’œil des laborieux qui empruntent matin et soir les RER. Non, cette commande a été passée à l’occasion de la COP 21. Cette grande mascarade climato-masturbatoire dans laquelle le sémillant Laurent Fabius a versé quelques larmes. Je ne me souviens pas avoir entendu dire qu’il avait pleuré sur le sort des victimes du scandale du sang contaminé, au début des années 90, alors qu’il était premier ministre. Le bonhomme a des épanchements lacrymaux subtilement sélectifs. Ceux qui ont enterré un proche ou l’ont regardé dépérir sous les coups de boutoirs du VIH apprécieront.
Bref, on nous fait barbouiller le gris des murs pour bien montrer aux participants de ladite COP 21 qui passeraient par là combien c’est joli, l’environnement quotidien du Francilien lambda qui part au boulot aux aurores, les yeux encore collés de sommeil. Et qui revient le soir abruti par la besogne, les heures de trajet, et les temps d’attente entre deux correspondances.
Cheval de bataille de notre gentil souverain, cet investissement public génère de l’emploi. Sauf que... Vinci, le maître d’œuvre du chantier via une de ses filiales, n’a pas son pareil pour utiliser, à des fins de profit maximum, les innovations ultra-libérales de la législation européenne : plaquistes roumains, maçons portugais, carreleurs italiens. Qui se souvient de la polémique autour de la directive européenne sur les travailleurs détachés, dite Bolkenstein ?
Les cheminots coupent le courant vers 23 heures. Le temps que les formalités soient validées, qu’un autre cheminot vienne relier électriquement la caténaire à la terre, que le responsable de secteur vienne nous signifier son autorisation de descendre sur les voies, il est minuit, minuit et demie. Les formalités sont strictes et pesantes. Normal, une caténaire restée sous tension à 25 000 volts ou un train qui déboule, c’est la mort assurée. Et un ouvrier mort sur un chantier, c’est une chiée de paperasseries à remplir, de formalités fastidieuses. Sans compter que ça retarde l’avancement des travaux.
Sur les voies, tout n’est que crasse noire. C’est la poussière d’amiante qui résulte du freinage des trains qui s’arrêtent ici toutes les cinq minutes, vingt heures par jour...
Une fois sur nos échafaudages, à deux mètres au-dessus d’une décharge sauvage composée de canettes de bière, parapluies, couches de bébés (pleines), petites culottes, seringues, etc. on barbouille du bleu turquoise, du vert pomme, du jaune pétard, du rose bonbon... Liam Gillick, l’artiste, ne s’est pas trop fait chier. Ces couleurs sont tirées du nuancier RAL qui codifie les teintes de peinture dans l’industrie. Sur des panneaux de béton brut de deux mètres de haut sur dix de long, il faut une couche, deux couches, trois couches selon le pouvoir couvrant des peintures.
Sur le quai central, la SNCF ne coupe qu’une voie sur les deux. Alors les voyageurs attendant leur train errent, s’approchent, intrigués. Les questions fusent. La plus récurrente :
– Vous faites comment si un train arrive ?
– Ben on se colle contre le mur et on attend qu’il passe.
Une fois que les 42 panneaux sont mis en couleur, vient le temps d’apposer les adhésifs. Ils représentent des algorithmes de prévision de l’évolution du climat. Des formules alambiquées et absconses. Interminables. Résultat du travail de Syukuro Manabe, chercheur japonais dans les années 60.
Cela nous donne l’occasion d’entamer des dialogues assez loufoques.
– Vous savez ce que ça veut dire ?
– Bien-sûr, mais on a pas le droit de dire.
– Eh, y a une erreur là.
– Ouais, t’inquiète, on l’a signalée.
Le Francilien a l’humeur vespérale portée sur la plaisanterie.
C’est le matin. Je repasse par le réfectoire des préfabriqués. Les Roumains sont attablés et ripaillent avant d’aller se coucher. Ils m’invitent à leur table. Illi me sert des doses de whisky qui vont m’aider à trouver le sommeil, ça c’est sûr. Avant de me pieuter, je décide d’aller prendre un peu l’air. Devant l’entrée principale de la gare, Paris s’éveille. Une dame noire, qui passe sa journée à ramasser inlassablement les détritus pour les jeter dans les poubelles en maugréant, est là. Autour d’elle, quelques sacs contiennent ce qu’est devenue sa vie. Debout, pantalon et culotte baissés à mi-mollet, avec application, elle se lave l’entrejambe à l’aide d’une lingette. Je détourne le regard. Ne pas lui voler ce qui lui reste de dignité.
Quand Hollande viendra, entouré de ses conseillers, de ses gardes du corps, d’une nuée de pseudo-journalistes pour inaugurer les fresques, est-ce qu’on lui montrera cette scène ?