Il est travailleur itinérant, plus précisément en tant que cordiste.
Avec ce ton qui lui est propre, il raconte son travail pénible dans des lieux improbables.
Quand on a enfoui les déchets qui sont enfouissables, recyclé ceux qui sont recyclables, exporté ceux qui sont exportables, il reste les déchets dits ultimes. Par exemple, les huiles minérales ou de synthèse, les graisses, les solvants... Tout ça est incinéré dans un four.
Vu de l’extérieur, un four d’incinération est un grand tube d’acier, de vingt-cinq mètres de hauteur, sur un diamètre de dix à douze mètres.
Autour, une organisation de plates-formes, de passerelles, d’escaliers, en acier galvanisé, permet d’y accéder. Un univers de poutrelles, de cornières métalliques soutient le tout. Étourdissant ballet de lignes d’acier qui se rejoignent et se croisent en une géométrie apparemment aléatoire, mais toutefois savamment calculée.
La nature des produits brûlés, ainsi que les volumes traités, encrassent rapidement et substantiellement les parois : c’est ce qu’on appelle la calamine. Un peu comme le conduit d’une cheminée. Mais à la puissance mille. Si à la maison un petit ramonage annuel suffit, ici la fréquence est tout autre et l’entreprise un peu plus conséquente. Alors tous les trois ou quatre mois, le service de maintenance de l’usine fait appel à de petits ramoneurs, après avoir éteint le four... bien sûr.
Avec un marteau, il me faut desceller et démonter ces briques une à une. Lorsque la voie est libre, il n’y a plus qu’à entrer dans l’antre. Enfin, il n’y a plus qu’à s’avère un raccourci sémantique. Elle ne mesure qu’une soixantaine de centimètres de large, sur cinquante de haut. La franchissant en rampant, je suis vite ralenti par le tas de calamine qui s’est accumulé derrière. Déjà, je ressens à travers les gants la chaleur résiduelle. Ça brûle vraiment. Vite, je me dresse sur les pattes arrière. Je jette un œil vers le fond. Le four m’apparaît être un abîme infini, parce que l’obscurité dense, épaisse, sans faille, m’en cache le fond. Trou noir immobile que rien ne semble être en mesure de troubler.
Pour attaquer la calamine, un panel d’outils réjouissants s’offre à ma main. Cela va du simple marteau à piqueter, pour les parties peu rétives, au marteau-piqueur pneumatique pour les blocs granitiques. En passant par la canne à air, sorte de long et fin tube d’acier, qui crache de l’air sous pression, et la barre à mine, qui permet de détacher des blocs, en faisant levier.
Le haut du four est généralement l’endroit le moins chargé. Le marteau suffit. C’est poussiéreux. Ma visibilité est réduite à pas grand-chose. Rien d’autre n’existe que cette paroi à gratter, à frapper, qui ne se matérialise que dans le faisceau timide de ma lampe frontale. Deux mètres carrés presque irréels, mais bien tangibles dans leur résistance à mes coups de marteau. Dans leur obstination à ne pas céder lorsque que je tire comme un forcené sur ma barre à mine. Ce travail est un combat contre la matière inerte solidement agrégée aux murs, résidu de l’impitoyable combustion. Tout calcul serait vain. Toute tentative d’économie illusoire. Peu importe, j’aurai gagné 11 euros (brut) pour chaque heure passée.
Basculé en arrière, accroché à ma corde, je pose les pieds bien à plat sur la paroi. Il fait chaud. Sous la combinaison, maillot, caleçon, et chaussettes sont déjà imbibés de sueur. Je déplace fréquemment mes pieds, en surchauffe. Ce doit être la plaque anti-perforation en acier moulée dans la semelle de mes chaussures de sécu qui emmagasine les calories et me les restitue dans un souci d’équité. A un moment donné, déplaçant mes pieds, j’éprouve une drôle de sensation. Quelque chose de mou, de collant. A l’aide de ma lampe frontale, je tente d’y voir mieux. Oui, c’est ça, mes semelles sont en train de fondre !
Je vais trouver le responsable de maintenance. Il écoute ma mésaventure. Regarde mes semelles, perplexe. Je lui avais signalé la température élevée à l’entrée du four. Il avait l’air de dire que je faisais des manières. Bon, il va aller chercher sa sonde de température. Par acquit de conscience, on dirait.
Arrivé en haut par une des trappes, il pointe son appareil en plusieurs endroits : 150, 180, 200, 220 degrés ! La technologie fait foi. Plus que mon ressenti. Plus que mes godasses cramées.
Il me propose deux solutions complémentaires. L’une, raisonnable, est de brumiser de l’eau froide dans le four pour accélérer son refroidissement. L’autre, loufoque, est que je scie des planches de bois à la longueur de mes pieds, dans une vieille palette, et que je les fixe sous mes chaussures à l’aide de ficelles. C’est ainsi équipé que je retourne dans le four. Jeoffrey manœuvre le jet d’eau, pendant que je tape dans les parois.
Petit exercice pratique : les briques réfractaires ont été mesurées à 220° et l’eau bout à... 100° ! La flotte n’a pas le temps d’atteindre le mur. Elle s’évapore avant ! Le volume de vapeur généré est assez impressionnant. Cette purée de pois ferait passer un brouillard d'un jour de carambolage sur l'autoroute A6 pour une gentillette traînée de brume. Je n'y voyais pas grand-chose avant, je ne vois plus rien maintenant. Je suis dans le plus grand sauna du monde. Ou la plus grande cocotte-minute, au choix.
À l'aveugle, trempé comme une soupe, je continue d'abattre cette roche qui s'accroche tant qu'elle peut. De poussière, il n'est plus question. Elle est devenue une boue grise, gluante et poisseuse, et me recouvre de la tête aux pieds.
Encore un effort et je sortirai vainqueur mais exténué, plié par la fatigue, anéanti par la chaleur, abruti par l'atmosphère étouffante.
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ce soir après la douche ? J'hésite entre entamer la lecture de La critique de la raison pure, me rendre à ce galvanisant débat intitulé De l'épistémologie dans l'analyse sémantique des schèmes de la dialectique néo-bourgeoise face à la transcendance de la société post-industrielle, ou m'affaler devant TF1.
Tu ferais quoi, toi, à ma place ?