Liberté Hebdo du 2 au 8 mai 2008 titrait à la Une « Et les salaires augmentèrent de 13 à 56 % »1. Cette façon de transformer une capitulation forcée du prolétariat, floué par les « accords » de Grenelle, et de sous-entendre que la plus longue et la plus massive des grèves du XXe siècle était redevable à la CGT et au PCF m’était intolérable. D’autant que, quarante ans plus tôt, Liberté du 12 juin 1968 s’était distingué dans l’ignominie, après le premier mort et des dizaines de blessés à Sochaux, en diffusant l’appel de la CGT à un arrêt de travail de… une heure. Ces ouvriers de Peugeot-Sochaux refusaient de reprendre le travail et y avaient été sérieusement encouragés par les flics.
Si l’on note que l’Agel-Unef n’était forte que d’un millier d’adhérents, on se demande d’où venaient les 3 à 4 000 étudiants qui manifestèrent à partir du 7 mai. Il faut admettre que cette dynamique, à Lille comme ailleurs, témoignait de la spontanéité d’un mouvement sans programme, sans revendications ni stratégie si ce n’est celle du « refus ». Le groupe des anarchistes de Lille rejoignit évidemment cette contestation anonyme et libertaire.
Dès la première manifestation du 7 mai 1968, nous appelions « à la destruction de l’Université et de la société bourgeoise ». Rejetant toutes les mièvreries consensuelles anti-répression d’où qu’elles viennent.
Nous ne pensions pas que la police était capable de quelque tendresse envers ceux qui s’en prenaient, classe contre classe, au régime qui les justifiait. C’est au fil des mois que nous avons conclu à l’inanité de tout « programme révolutionnaire ». Il était possible, par contre, de savoir précisément à quoi ressemblait la contre-révolution. D’où nos attaques répétées contre l’œcuménisme de certaines mobilisations, lesquelles participaient d’un simple rajeunissement du capital et de ses cadres.
Nous en sommes pragmatiquement venus à exproprier l’Agel-Unef de son bunker, rue de Valmy en janvier 1969, pour le transformer en un « squat » ouvert à tous, étudiants ou non. Ses locaux et son matériel d’imprimerie furent « communisés ».
Bernard Delmas, président de l’Agel, appartenait à cette poignée de boy-scouts cathos qui servait de caution au PCF. L’UEC, déclinaison universitaire du PCF, rassemblait tous les étudiants de gauche. Derrière le noyau pur et dur du parti des « 100 000 fusillés », la bonne conscience stalinienne s’était nourrie des opinions humanistes des jeunes opposants à la guerre d’Algérie. Ceux-ci prétendront, plus tard, n’avoir jamais adhéré au PCF. Comme s’il était plus glorieux d’en avoir été le client et l’électeur.
Les socialistes n’étaient presque pas représentés à l’intérieur de l’Agel. Quelques mois après leurs résultats calamiteux aux présidentielles de 1969 (7,34 % dans le Nord Pas-de-Calais), le « nouveau parti socialiste » fut fondé. Nous pûmes constater, au cours de différents shows de son futur secrétaire Pierre Mauroy, que c’était non seulement l’âge des militants, mais aussi leur indigence de pensée qui les avaient écartés des barricades. Quant aux organisations gauchistes, il faut savoir qu’à part la FER – trotskistes de l’OCI, ancêtre de l’actuel Parti des travailleurs –, elles n’apparaîtront pas à Lille avant… la rentrée universitaire de 1968. Elles sont donc le produit des évènements bien plus que leur origine. Elles se sont depuis partout intégrées aux mêmes structures républicaines, électoralistes et culturelles que le PCF.
À l’occasion de la manifestation de l’après-midi, un appel à la grève fut lancé par l’intersyndicale, mais pour la seule journée du 13 mai, et en signe de « solidarité avec les étudiants ».
La manifestation du 13 mai « contre la brutalité policière » réunit 15 000 personnes. Le défilé était conduit par un nombre éberluant d’élus de tout bord, de notables représentant la faculté catholique, l’évêché, le PCF… et les centrales syndicales. À l’issue de cette manifestation, place de la République, après quelques frictions avec le service d’ordre de la CGT et la police urbaine, une cinquantaine d’étudiants et de jeunes salariés décidèrent, face aux CRS, de se replier sur la faculté des Lettres toute proche. Ils créèrent dans cet établissement qui fut occupé jusqu’à mi-juin, un Comité d’action révolutionnaire (CAR) qui rassemblait des anarchistes et des inorganisés. La FER avait déjà définitivement quitté le mouvement.
Le 16 mai, la grève gagnait les usines de la région et cinq jours plus tard, 880 entreprises du Nord dont les 20 plus importantes (28 000 à 30 000 salariés) étaient à l’arrêt.
À Lille, la double mainmise stalinienne sur le mouvement et l’absence d’une opposition gauchiste furent remarquables. Ainsi la CGT recommandait à ses troupes « de ne pas descendre dans la rue », mais de « se rassembler sur les lieux de travail ». De même, l’Agel maintenait le plus gros des étudiants dans des assemblées interminables où s’élaborait la cogestion de l’Université. Et le 24 mai, avant les discussions de Grenelle, la manifestation « revendicative » à laquelle invitaient la CGT et l’Agel ne compta pas 800 participants : les militants avaient perdu l’habitude des balades au grand air.
Les indisciplinés, dont nous étions (150 environ) se retrouvèrent, ce soir-là, au théâtre Sébastopol pour une représentation au profit des grévistes. Elle faisait suite à un meeting de protestation contre l’exclusion du « juif allemand » Cohn-Bendit. Ils occupèrent les lieux quelques heures avant de s’installer, avec le CAR, tout au bout du Vieux Lille, dans le théâtre du Pont Neuf. Pendant deux jours et deux nuits, y furent organisées des discussions plus ou moins écolos psychédéliques (notamment sur l’inutilité du remplacement du papier-cul ordinaire et râpeux par un « double couche » soyeux pour merde de luxe). Un bon nombre d’ouvriers, d’immigrés et de voyous du quartier découvraient qu’il y avait un théâtre tout près de chez eux et ne manquèrent pas de se joindre aux débats. Cet épisode fut malheureusement interrompu par les CRS qui avaient un autre point de vue sur l’action culturelle. Grand-Place, à deux pas des rues commerçantes, l’agora Salengro qui suivit et dont se gargarisera la presse régionale ne fut qu’un ersatz œcuménique, un défouloir qui préfigurait le retour à la normale démocratique.
Le 27 mai, Georges Séguy, secrétaire national de la CGT, se faisait huer aux portes de Renault-Billancourt en présentant le protocole des « accords de Grenelle ». Le PCF, jusque-là muet, ne sortit de sa tanière que le 30 mai. À son appel, à Lille, 15 000 personnes défilent, alors que de Gaulle dissout l’Assemblée nationale. La CGT, la FEN et l’Agel ont rejoint le cortège. Comme à Paris, « pour un gouvernement populaire d’union démocratique avec les communistes ».
La page est tournée qui incitait deux jours auparavant à poursuivre la grève, tant les concessions patronales étaient jugées insuffisantes. Il faut savoir mettre fin à un conflit et se ranger aux impératifs de la démocratie parlementaire !
Dans la région, 26 usines sur 52 employant plus de 1000 personnes sont encore en grève. En France, ce sont 10 millions de travailleurs qui refusent de retourner au boulot. Le mouvement ne faiblira pas avant le 4 juin. La production ne reprendra à Usinor-Dunkerque que le 27.
Après une période activiste (divers attentats dont, en février 1970, celui dirigé contre les bureaux des Houillères à la suite de la mort de 16 mineurs à Fouquières-les-Lens) puis une deuxième plus ouvertement populiste (affaire de Bruay-en-Artois), la dernière mouture de cette sinistre épopée2 commence avec le journal Tout !, lancé fin 1970 par Roland Castro (aujourd’hui architecte du Grand Paris). Les maos avaient compris la pertinence des actions culturelles organisées par le PCF depuis la Libération. Alors que la plupart de leurs groupes disparaissaient, Tout ! réalisa la synthèse entre l’importation de l’underground américain et l’agitation gauchiste à la petite semaine. Des mini-Woodstock, sortes de ducasses bruyantes et colorées pop-rock, vinrent concurrencer la vieille fête de l’Huma. On pouvait y rencontrer « toutes les couches de la jeunesse ! » « Le peuple » y apprenait à « servir » ses états-majors : il est plus facile de partager une bonne cuite que de discuter « La lettre en 25 points du camarade Mao » ! Les « établis » quittèrent les usines dans lesquelles on ne dansait toujours pas et se fondirent dans une consommation culturelle consensuelle. Mai 68 n’avait été d’aucune façon « festif », mais toute la fin du siècle le devint.
Mais l’intermittence salariale et le chômage touchaient à présent – rendez-vous compte ! – la petite bourgeoisie intellectuelle. Tous ces diplômés et souvent surdiplômés s’enfonçaient dans la prolétarisation (conditions de travail détériorées, carrières bloquées, manque de reconnaissance, précarité...). Convaincus cependant de la pérennité du capitalisme, ces nouveaux pauvres n’avaient d’autre horizon que sa survie. Ils n’existaient physiquement qu’à la faveur de cette « crise » qui n’avait jamais été que le mode d’être ordinaire du capital. Le moindre scrutin était prétexte à ranimer la flamme de la démocratie dont ils représentaient l’élite. On « sauvait la science », on « revalorisait les carrières », on s’inquiétait dans la bonne humeur de « l’avenir du pouvoir d’achat » et du « contenu des formations ». On souhaitait que l’État prenne encore plus « largement en charge la création ». On s’associait aux médias pour dénoncer les « affaires » dont ils faisaient leur beurre. On s’interdisait toute allusion à la « lutte des classes », sauf pour exorciser, croyait-on, quelques mauvais souvenirs du totalitarisme.
L’industrie du divertissement culturel nous fut servie quotidiennement à la louche. Le « tout culturel » n’eut aucun mal à envahir le Nord-Pas-de-Calais. Il ne manquait pas de cimetières industriels pour y installer, en lieu et place, des musées et des salles de spectacles. Ceux-ci deviendront les phares de cette économie, non pas de la misère, mais de sa représentation.
Fin 1974, la région affichait près de 60 000 chômeurs. Après la fermeture des mines, des usines textiles et sidérurgiques, de vastes zones industrielles créées au cours des années 1960 attendaient désespérément l’implantation salvatrice de miraculeuses « industries de remplacement ». La liste des « pèlerinages industriels » était désormais offerte à la curiosité des désœuvrés et des touristes. Du Musée du textile à Roubaix au Centre de la mine à Lewaerde en passant par le Centre de culture scientifique et technique de Boulogne et l’Écomusée de Fourmies. En attendant le Forum des sciences de Villeneuve-d’Asq qui sera créé en 1996. Il n’y eut bientôt plus une seule friche où ensevelir l’Histoire. La culture était même descendue dans la rue. Pour effacer les traces des révoltes passées.
Mai 68 et les années 1970 n’existent, à Lille ou ailleurs, que dans la représentation dont les institutions nous abreuvent. On en retient des clichés qui concernent des regroupements (syndicats, partis, corporations, cercles confessionnels…) qui répètent les leçons du capital. On en appelle à des « évènements avérés » par les médias ou les fonctionnaires de police. L’accumulation des « récits de vie » et autres témoignages rêvés n’a jamais permis de sortir de la tautologie. Malgré le recours aux statistiques, voire aux experts, les micromouvements de société, les évènements singuliers ou spontanés demeurent imperceptibles.
Les sciences sociales bégaient, les blaireaux de la politique font le show. Mais « la vieille taupe », comme le prolétariat réel – classe productrice de plus-value, – travaille en silence à l’abolition du salariat. Sans sous-titrages et sans bande-son.
Lille en Mai, Chroniques anarchistes. Éditions Passez Muscade, 2015, 300 pages dont 60 d’illustrations et documents.
www.passezmuscade.com