Lille : surveillance et malveillance

Carte Cameras Lille 2021Fin 2020, quelques mois après sa très controversée réélection, Martine Aubry lâche un sévère projet de création d’un « Centre de supervision urbaine » (CSU) relié à 50 nouvelles caméras, au sein d’un nouvel hôtel de Police Municipale. Sur la même période, c’est l’arrivée de 50 nouveaux policiers municipaux et 60 nationaux ainsi qu’une unité de CRS. De quoi mettre Lille sous vidéo-protection rapprochée ! Mais pas de panique, tout est sous contrôle.

Si Aubry est longtemps restée contre l’installation de caméras dans la ville, son dernier mandat et sa réélection font l’objet d’un revirement sécuritaire. Il y a déjà des caméras partout à Lille (voir le site lille.sous-surveillance.net (1)). Selon le dernier conseil municipal, il y en a 7139, autant chez les commerçant.es que dans les espaces privés, bailleurs, transports ou autres services publics. Une soixantaine est gérée par la ville de Lille.

À en croire certains discours, Lille serait la « capitale » de l’« insécurité ». L’enjeu est de taille pour « la plaque tournante européenne de la drogue », et tous les moyens sont bons pour développer une politique répressive conjuguée à une surveillance de masse.

Des yeux, partout, tout le temps

Lille est plutôt en retard dans le développement de son panoptique. 58 villes de la Métropole Européenne de Lille (MEL) ont au moins une caméra. Parmi elles, Lille est la dernière en nombre de caméras par habitant.e. Et pour cause : selon la seule étude française (indépendante) sur la vidéo-surveillance (2), son efficacité est « auto-proclamée » : pas de preuve d'un effet dissuasif, ni en prévention des infractions ou pendant leur commission, ni dans les procédures judiciaires.

Avec la nouvelle vague d’installation, une dizaine de caméras « nomades » a été installée au mois d'avril autour de la gare, la « rue de la soif » et la Briquetterie à St-Maurice. Il s’agit de caméras retirées une fois les problèmes réglés dans les zones concernées par diverses « incivilités ». Les caméras « fixes » viseront les grands axes et points festifs, mais aussi les zones « de deal » où « la république n’est plus » (dixit Aubry parlant de Fives et Moulins). Allons bon. On décèle aussi les espaces commerciaux à défendre (face aux « casseurs » hypothétiques) sur les parcours de manif’ directs ou détournés. En fait, la municipalité fait un peu comme Macron avec son nouvel arsenal juridique (loi Sécurité Globale, loi contre les séparatismes...) : elle prévient le retour de la vie festive et politique post-confinement.

Carte Cameras Lille 2021

| Position des caméras de vidéosurveillance gérées par la Ville de Lille (mai 2021) |

Sur les marchand.es de produits illicites ciblé.es par le dispositif, Martine Aubry dit ne pas chercher l’« effet plumeau », comprenant que les trafics péri-urbains ne font que se déplacer quand on met des caméras. L’étude de G. Gormand sus-citée démontre que cet effet n’existe pas : une idée reçue sur le comportement des marchand.es. Mais pour faire passer la pilule sécuritaire, il faut multiplier à la fois les utilisations et les intentions en utilisant une rhétorique bien connue : prévenir les potentiels délits ; repérer en direct les délits qui pourraient arriver ; favoriser l’utilisation des images par la justice.

D’ailleurs, l’ancien directeur de la police de Lille, Jean-Claude Menault, accessoirement conseiller municipal de la liste de Martine Aubry, nous rassure : « les images seront extraites par des personnes habilitées et uniquement sur réquisition judiciaire » (3). Sauf que, patatra : la loi de « Sécurité Globale » vient de passer (4). Ses dispositions tendent justement à favoriser l’utilisation d’images en direct, ainsi qu’à assouplir leur extraction et utilisation par la police elle-même. Sans parler de l’ouverture à la reconnaissance faciale que cela peut impliquer (5). Lille envisage d’être une ville techno-policée.

Webcam permanente avec ton flic préféré

Ce dont on ne parle pas en conseil municipal, c’est du lien étroit entre ces caméras (qu’on imagine équipées des technologies de réseau dernier cri type fibre-optique ou 5G) qui seront reliées à ce CSU situé près de la Mairie dans un hôtel de police municipale qui sera rénové pour l’occasion. Flicage en direct, adoubé par une nouvelle loi. Préparez-vous à voir débarquer, en sus, des drones, des flics municipaux armés avec des caméras sur le torse pour faciliter la reconnaissance faciale directe ou en post-traitement.

La MEL, qui avait prévu de financer un Centre métropolitain de supervision urbaine, a plutôt choisi de favoriser le financement de pleins de petits CSU locaux (voir encadré ci-dessous). D’abord avec un plafond de 100.000 balles, ça monte désormais à 500.000 pour les communes intéressées. Quand c’est pas toi qui paye, ça donne envie. Roubaix abrite déjà un beau CSU qui contrôle plus de 130 caméras (6) et emploie 14 fonctionnaires en équivalent temps-plein pour pratiquer fièrement la vidéo-verbalisation. Tourcoing a 200 caméras connectées à un beau CSU qui va s’agrandir. C’est maintenant au tour de Lille et Wasquehal de se (faire) payer une opération de la rétine. Ça va coûter au moins 2 millions d’euros. Bien loin des 52 millions qui ont servi à construire le commissariat central de Lille en 2007 (lire le n°1 de La Brique), c’est juste un nouveau commissariat, en plus de celui qui est le plus grand du nord de l’Europe. Pour chaque ville de la MEL qui se lance dedans, le groupe de construction Eiffage, en charge de la majorité des projets, se frotte les mains.

Martine is watching colo1

À côté de tout cet argent qui dégueule pour nous vidéo-fliquer, la Ville de Lille propose un plan de prévention à hauteur de 500.000 balles, en faisant travailler des associations de prévention de la délinquance et de réinsertion. C’est déjà pas mal, donc vous ne devriez pas vous plaindre. D’ailleurs, la prévention, Lille la connaît bien : depuis 2010, elle est en partenariat avec une boîte nommée… Sûreté Globale, dans le cadre d’un dispositif appelé « Map Revelation ». Il s’agit d’une police « prédictive » qui utilise des biais discriminatoires pour soi-disant « anticiper » des comportements délictueux (7). La coordination récente de toutes ces technologies et ces lois marque le début d’une nouvelle ère de la vidéo-surveillance sur la métropole.

Au panoptisme quasi-pornographique que nous vendent ces promoteurs de caméras, on préfère l’érotisme des nuits, l’ombre dansante plutôt que la froideur morbide d’une transparence bercée d’illusions sécuritaires. Alors à tou.tes celles et ceux qui veulent rester anonymes, n’oubliez pas vos masques en sortant, car une pandémie de délation connectée s’abat sur la ville.

Ludovico Missaria

1. Et lire La Brique n°46 « Tout est sous contrôle » pour un entretien avec un.e des initiateur.rices de cette carte interactive ainsi qu’un dossier sur l’état de la surveillance sur la MEL début 2016.

2. Thèse de Guillaume Gormand sur la ville de Montpellier. Lire Maxime Fayolle, « #Tous surveillés : "L’efficacité de la vidéo surveillance est auto-proclamée" », Médiacités, février 2020.

3. Malgré la loi permettant la conservation des images issues des caméras pendant 30 jours, Lille s’engage à ne les garder que 14 jours, avec un « comité d’éthique ».

4. On salue d’ailleurs le camarade Ali Douffi, conseiller municipal LREM, « ophtalmo et [jadis] apolitique » avant de s’engager avec V. Spillebout, qui demande dans toutes ses interventions en conseil municipal que Lille s’aligne sur les dispositions gouvernementales de type loi « Sécurité Globale ».

5. Mais, bien sûr, Martine Aubry était venue se pavaner dans les rassemblements contre la Loi de « Sécurité Globale » en automne 2021 alors qu’elle propose, dans le fond, le même genre de dérives sécuritaires.

6. Chaque vingtaine supplémentaire coûte 77.000 euros à la ville de Roubaix.

7. Lire « La police prédictive progresse en France » sur Technopolice.fr, juillet 2020.

LES CHIFFRES

10ème

C’est la place qu’atteindra Lille dans les villes avec le plus d’agent.es de police municipale, actuellement en 13ème position. Bien loin de Nice et son armée de 455 agent.es, un modèle de sécurité et de démocratie.

3500 €

C’est le coût mensuel d’un.e agent.e de la municipale de Béthune (avec 24 policier.es, ça fait 1M par an). 50 flics supplémentaires à Lille coûterait donc 2 millions par an à la ville de Lille.

2700

C’est le nombre de policier.es dans la circonscription de Lille (env. 500.000 habitant.es). Si c’est le même coût que la municipale de Béthune, ça fait quand même 113 M d’€ par an, et seulement pour les salaires ! Qui c’est qui coûte un pognon de dingue ?

25,7 et 39,2 Mds d’€

C’est le budget annuel (respectivement) des ministères de l’Intérieur et des Armées. Ils se voient augmenter d’1 et 1,7 Mds d’euros cette année. À eux seuls, ils représentent près de 17 % des dépenses totales de l’État (385 Mds d’euros sur l’année 2021).

SUR LA MEL, DES VILLES À ÉBORGNER

Wasquehal possède 209 caméras et bientôt un CSU. Coût : 2,5 M d’€.

Croix : +145 caméras (195 en tout). Le quartier bourgeois de Beaumont passe en priorité, avec un dispositif « Briefcam » pour le traçage en direct, « relié à la fibre » selon la Voix de la Préf. Hem : +65 caméras (130 en tout). Coût : 1,7 M d’€. Wervicq-Sud : +15 caméras (63 en tout). Coût 91.000 €, financés par la MEL et l’État. Leers, Toufflers, Forest-sur-Marque, Lannoy sont aussi concernées par une augmentation du nombre de caméras.

• Le CSU de Tourcoing (200 caméras) prévoit d’accueillir les 8 communes de la Vallée de la Lys déjà bien équipées en caméras : Neuville-en-Ferrain (55), Halluin (79), Bousbecque (34), Wervicq-Sud (47), Linselles (?), Comines (48), Warneton (13), Deûlémont (5). La capacité d’accueil du CSU est de 350 caméras, mais elle peut être augmentée pour atteindre 500 (pour couvrir tout le territoire qui a donc plus de 480 caméras aujourd'hui).

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