Un héros de notre temps

pressentiment complexe sachaDans l’école de la « République » macronienne, penser vous rend suspect. Vous l’êtes d’autant plus quand, par votre origine, vos convictions, vos engagements, vous n’êtes apparemment pas en droit de le faire.

Brahim D., AED au collège Mme de S. de Roubaix, a fait l’expérience délirante de cette police de la pensée : dans un emballement absurde, une simple discussion sur la formulation d’un sujet de devoir d’histoire l’a conduit à un licenciement pour faute grave (0,5), une signalisation pour radicalisation et une visite des flics du renseignement ! Récit d’un scandale.

Tout commence, le 23 novembre 2020, à 8 heures, par une discussion sur le sens d’un mot. Brahim D. surveille un élève devant rattraper un devoir d’histoire sur l’esclavage. Le professeur d’histoire qui a donné le sujet est présent, s’ensuit un échange, « tranquillement ». La formulation du sujet interpelle Brahim : « Comment expliquer que des Africaines et Africains […] se retrouvent captifs sur des navires européens pour ensuite devenir esclaves dans les colonies américaines ? » « Captifs » ? « Ensuite » ? Pour Brahim, le mot est inadéquat : dès l’instant de leur capture, les Africains sont, de fait, esclaves. C’est que la traite est un système social qui régit la vie des sociétés côtières d’Afrique bien en amont de la capture des esclaves. Affirmer que les Africains ne deviennent esclaves qu’une fois vendus dans les « colonies américaines », c’est, dit Brahim, ramener leur transport sur les « négriers » (le nom correct de ces « navires ») à un simple commerce qui ne mériterait pas encore le nom d’esclavage.

Rien de personnel dans cette discussion, aucun désir particulier d’en remontrer à l’enseignant. Pour Brahim, qui est par ailleurs rappeur, donc porté à s’interroger sur le sens des mots, il s’agit d’une question de principe : « il faut employer les mots exacts pour montrer l’histoire réelle. Employer un mot pour un autre, ça revient peut-être à trahir les faits, à les atténuer ». Le prof ne se déclare pas convaincu. Il est si peu convaincu, en fait, qu’il ajoute des explications assez surprenantes : il conviendrait de distinguer soigneusement les torts, de ne pas exagérer la responsabilité des Européens…

Kafka au collège

Cela pourrait en rester là. Mais, quelques heures après, à 13h, devant un public d’élèves, le prof surgit en colère et interpelle Brahim : « T’es rien ! Je suis historien moi, toi t’as rien à me dire ! » Remarquable sens de la preuve. Quel genre de personne peut dire « t’es rien » à une autre ? Brahim encaisse l’humiliation. Le soir, il discute sur facebook, en prenant soin de ne nommer ni le prof ni le collège, pour s’étonner que sa liberté d’expression, « et pas d’opinion, parce que lorsqu’on parle de l’esclavage on ne peut pas avoir une opinion », ait été ainsi niée.

Une machine répressive se met alors en marche. Le lendemain, la CPE est déjà au fait des échanges sur les réseaux : elle admettra plus tard sans ciller espionner les comptes des AED. Brahim est sommé d’effacer sa discussion. Deux jours après, le voilà convoqué par la principale, son employeuse : il apprend qu’il est mis à pied. Son post sur fb, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, apparaît comme une mise en danger de l’enseignant. Brahim proteste en expliquant qu’il a pris soin de ne mettre aucun nom, il explique combien il condamne l’assassinat du professeur et combien celui-ci a causé un choc parmi ses proches : rien n’y fait. La principale s’emporte, refuse tout dialogue, et assène. Les motifs invoqués pour la mise à pied sont ineptes : Brahim aurait donné un goûter à un élève (il n’a pas le droit, à cause des allergies alimentaires), il aurait oublié de vérifier un carnet, etc. Tous les écarts minuscules qui se produisent inévitablement dans l’exercice de son métier sont mis sur le tapis pour justifier la décision. Le 9 décembre, nouvelle réunion, avec cette fois une inspectrice déléguée spécialement pour lui. On lui explique qu’il a failli à son devoir de réserve - auquel il n’est pourtant pas soumis, car il n’est pas fonctionnaire mais contractuel - , qu’il n’a pas bien compris le sujet d’histoire et parle sans savoir (c’est qu’apparemment, réfléchir est un privilège réservé aux seules personnes autorisées).

En mars, à l’approche de la commission paritaire, Brahim demande à consulter son dossier. Plusieurs surprises désagréables l’attendent. Il découvre d’abord, dans ce document d’une épaisseur étonnante (« 5 cm ! »), des séries de capture d’écran de ses publications sur FB. Une citation du rappeur Fab, « la vie est une manif, la France une vitrine... », une photo d’une femme juive en 1938, accompagnée de la légende : « en espérant que notre tour ne viendra pas », constituent ainsi son dossier. On peut discuter du goût, du fond : ces avis émis sur fb ne tombent pas sous le coup de la loi, n’indiquent en rien une faute professionnelle. De nouveau, lors de cette commission paritaire, présidée par rien moins que le n°2 du rectorat, preuve de la sensibilité du sujet en haut-lieu, il lui est interdit de débattre du fond, c’est-à-dire du sujet d’histoire à l’origine du litige. L’échange ne porte donc que sur les publications fb de Brahim. Or ceci, juridiquement, est bien contestable : le licenciement n’est lié à aucune faute professionnelle, mais uniquement aux échanges privés de Brahim avec des ami.es sur Facebook.

Mais ce n’est pas ce que pense la principale : non seulement le licenciement pour une bien indéterminée « faute grave » est acté sur ces bases incertaines, mais celle-ci explique à Brahim avoir « fait le job jusqu’au bout » (ces gens-là ont de ces expressions… ) et l’avoir signalé pour radicalisation !

Pour avoir contesté un mot, Brahim se retrouve donc avec les flics du renseignement sur le dos. Ceux-ci l’appellent pour lui filer rendez-vous chez lui. Armés d’une grille de lecture d’une subtilité manifeste, ils le questionnent sur ses pratiques religieuses, sur les vêtements qu’il porte, sur la mosquée qu’il fréquente, sur ses textes de rap, et se montrent étonnés d’apprendre qu’il est végétarien et joue du piano, ce qui ne semble pas coller avec leurs riches stéréotypes. Puis se cassent sans suites, sans suites officielles du moins (on imagine bien évidemment qu’un signalement pour radicalisation fait rester quelques temps sous les radars), non sans avoir soupiré sur la multiplication des signalements bidons en provenance de l’éducation nationale. « Ils m’ont fait comprendre qu’ils étaient venus pour rien […] ils ont tourné en dérision la principale, j’ai compris que je n’étais pas le seul signalé, qu’il y avait des signalements pour tout et pour rien ».

Lorsque Brahim se rend avec son conseiller syndical pour le compte-rendu de la commission paritaire, il lui est accordé une seconde consultation de son dossier une demi-heure en amont. Surprise ! Le dossier à l’origine si fourni est désormais vidangé. « Vide ! plus rien ! Il y avait une feuille indiquant des articles de lois et mon contrat de travail »

pressentiment complexe sacha

Mauvais sang

Manifestement, cette principale d’un collège de Roubaix n’a pas les idées très claires, notamment sur l’Algérie et les musulmans – ou bien ses idées sont-elles au contraire un peu trop nettes ? Lors de l’entretien, Mme G. pointe ainsi le mot « Fellagha », nom de rappeur de Brahim, en affirmant qu’un fellagha est un « terroriste ». « Ça n’a rien à voir, au contraire c’est un révolutionnaire » déplore Brahim. Rappelons en effet que fellagha est le nom donné aux combattants pour la libération nationale pendant la guerre d’Algérie. Mme G. semble munie d’une certaine vision de l’histoire… Cette même fonctionnaire vigilante avait déjà fourni, il est vrai, une première preuve de sa confusion d’esprit en appelant à prêter une attention particulière aux « élèves d’origine musulmane » lors de la réunion d’équipe pédagogique pour préparer l’hommage à Samuel Paty. On pensait pourtant qu’il convenait de parler de « confession musulmane ». On pensait aussi que la République est une, indivisible, et ne distingue pas entre ses enfants sur la base de leur origine ou leur croyance. Brahim le pensait aussi, qui craint que ce type de discours culpabilise les élèves concerné.es : « dire cela c’est sous-entendre qu’iels n’ont jamais été français.e ». Mais peut-être avait-on mal compris ?

L’ignorance et le préjugé semblent donc se partager l’esprit de Mme G. L’obscénité également : Brahim explique comment il a perdu des proches dans les attentats islamistes des années 90 en Algérie, comment lui-même a été directement confronté à cette violence dans sa jeunesse.

Ces confusions en disent long : Brahim est évidemment très suspect. Qu’on en juge : enfant du quartier, ancien boulanger, animateur de radio, producteur de rappeuse, proche des élèves et des familles, syndiqué à la CGT, impliqué dans le comité de quartier de l’Épeule, membre d’assos, militant pour le rapatriement et le jugement en France des djihadistes partis en Syrie… un homme de gauche, musulman, actif et engagé dans sa ville : tout ce qu’une certaine France ne supporte pas. Quelle est la France de Mme G. ? Pas encore l’extrême-droite, non ; mais ce qui lui pave le chemin, par inculture, adéquation un peu trop complète à son époque et haine de la démocratie : celle d’une neo-manageuse de la fonction publique hostile à tout militantisme, pointée du doigt par les délégués syndicaux pour ses « penchants autoritaires » et son mépris du droit syndical. « L’histoire de B. relève clairement de la répression syndicale et corrobore d’ailleurs d’autres faits concernant cette principale », affirme ainsi J.F. Caremel, délégué du SNES.

Quand l’éducation devient un peu trop nationale

L’un des points les plus inquiétants de cette histoire est qu’elle se passe dans un établissement d’enseignement public. Le respect du savoir, l’aptitude à dialoguer : toutes choses que, dans notre naïveté, nous pensions devoir trouver dans ce genre d’endroit. Mais c’est que nous avons ici des fonctionnaires de l’enseignement période Blanquer : les effets désastreux des relations hiérarchiques sur la pensée, de cette haine de soi projetée vers l’autre qu’est le mépris de classe (« t’es rien »), des recommandations ministérielles de délation, peuvent y être observés sans filtre : voici l’enseignement que certains voudraient réserver aux classes populaires. « On établit que dans un Etat libre chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense », écrit Spinoza : on en tirera les conclusions qui s’imposent quant à notre situation présente.

« Lhistoire doit être enseignée telle qu’elle est, sans dissimulation : c’est à ce prix, affirme Brahim, que les enfants issus de l’immigration se sentiront concernée.es. La colonisation, l’esclavage, c’est l’histoire de France, qu’on le veuille ou non. » L’élève qui avait assisté à l’échange entre Brahim et l’enseignant lui avait d’ailleurs dit avoir trouvé la discussion « super intéressante » et avoir été encouragé à s’investir dans son devoir. Brahim le rapporte longuement : on perçoit chez lui un intérêt sincère pour l’éducation et les problèmes des ados. Brahim explique ainsi avoir eu l’ambition de devenir éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, avant cette affaire. Brahim reste persuadé d’avoir fait œuvre d’historien : interroger le choix des mots, c’est questionner le sens que l’on donne à l’histoire nationale pour éviter qu’elle ne devienne un roman.

Perspectives

Nous avons ainsi un enseignant d’histoire qui estime que des gens ne sont « rien ». Une principale qui peine à distinguer fellagha et terroriste, musulman et Algériens. Ces deux fonctionnaires exemplaires et zelés vont bien, merci pour eux. À quand la promotion ? Et de l’autre côté, un homme licencié, grillé auprès des employeurs, accusé à tort, surveillé par le renseignement, à qui l’étiquette « suspecté de radicalisation » est désormais collée. Un double-standard qui s’exprimait déjà dans les conditions salariales de chaque faction. En effet, dans ce collège de REP+ (2), tous les employé.es payé.es par l’État touchent des primes, hormis les AED et les AESH … Qui sont pourtant aussi importants au bon déroulement des missions pédagogiques. (3)

C’est une véritable calomnie qui s’est abattue sur Brahim, « peut-être que maintenant je suis à la solde des racistes. Peut-être que je vais aller quelque part être reconnu et potentiellement être en danger. » (4)

Ce scandale en dit long sur l’effondrement moral et politique de la France de 2021 : loi séparatisme qui sépare les musulmans, dans leur ensemble, de la République, en les désignant comme potentiellement coupables ; hégémonie intellectuelle de la réaction, criminalisation des pensées. L’heure est sombre et Brahim est, bien malgré lui, un héros de notre triste temps.

Hegel : « Robespierre posa le principe de la vertu comme objet suprême, et l’on peut dire que cet homme prît la vertu au sérieux ». Le seul tort de Brahim est de prendre au sérieux le sens des mots. Mais face à des gens devenus incapables de penser, par peur, par haine ; face à des gens dont le pouvoir repose sur la destruction du langage, ceci est déjà trop.

Quelles perspectives, pour Brahim ? Le tribunal administratif, d’abord : « le dossier de licenciement est vide, il ne comporte aucun motif relatif à mon activité professionnelle ». Le pénal ensuite, pour diffamation. Si l’épreuve est douloureuse, si certains regards se détournent, Brahim se satisfait de pouvoir compter sur de nombreux soutiens : « c’est les 80 % de gens qui n’ont pas voté aux municipales ici à Roubaix qui me soutiennent ».

Carlotta Valdes, Sacha Peurh

 

Chronologie des faits

23 novembre : discussion avec le professeur d’histoire et altercation dans le couloir.

25 novembre : convocation de Brahim par la proviseure, communication de la mise à pied immédiate.

9 décembre : premier entretien entre Brahim, le représentant syndical, la CPE et la proviseure.

2 mars : consultation du dossier au rectorat où a lieu la commission paritaire.

11 mars : commission paritaire.

18 mars : visite des agents du renseignement de la sécurité territoriale.

1er avril : CR de la commission paritaire, Brahim est sans emploi depuis.

 

0,5. Faute grave : selon le droit la faute grave (à la différence de la faute lourde) n’est pas intentionnelle et doit être prouvée par l’employeur.

1. Le fameux dont l’on déplore tous la disparition tant les tendances épidermiques-intestines de la réaction ont la part belle actuellement.

2. REP+ : regroupent les collèges et les écoles rencontrant des difficultés sociales plus significatives que celles des collèges et écoles situés hors éducation prioritaire.

3. Les AED sont actuellement en lutte sur tout le territoire depuis l’hiver dernier pour la revalorisation de leur statut et de leur droits.

4. L’article de streetpress a été repris par le site « Français de souche » très actif sur la fachosphère.


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