7 h du matin, première épreuve de la journée : sortir le bras du sac de couchage afin de faire taire, provisoirement, cette lancinante symphonie électronique. J’étends mon bras nu, qui ne demandait rien, calé bien au chaud, vers le réveil. Telle une sonde envoyée en éclaireur, il me donne instantanément la tendance de l’atmosphère environnante. Glacée, l’atmosphère. J’appuie une fois, deux fois, trois fois... la sonnerie ne veut rien savoir, elle continue de gueuler. À force de bourriner sur le bouton, elle se tait enfin. Je rentre aussitôt le bras, réfrigéré parce qu’il a amplement dépassé son temps de mission habituel.
J’ajuste ma lampe frontale et fais émerger cette fois ma tête de la capuche du duvet sarcophage. Sur ma droite, vissé contre la paroi du camion, le thermomètre me toise : -3° !
J’avais regardé la météo, ce week-end, avant de partir. Troisième semaine de janvier, faut pas s’attendre à des miracles, météorologiquement parlant, du côté de Pithiviers. Ici, plein centre de la France, point de clémence océanique. Nulle douceur angevine.
Les températures annoncées promettaient -7°, poussés par un vent de 40 km/h. J’ai vérifié, avec un tel déplacement d’air, un -5° relevé sous abri devient un -15° ressenti, c’est-à-dire réel.
Alors j’ai ma tactique. Je commence par allumer le petit réchaud de camping. J’extrais du duvet la bonbonne camping-gaz... ah oui, précision : par ces températures, quand tu dors dans une camionnette passablement isolée, tout ce qui craint le gel passe la nuit DANS ton sac de couchage. Sauf la bouffe mais ça, j’y reviendrai. J’extrais donc du duvet la bonbonne camping-gaz, contenant un mélange butane-propane plus adapté aux rigueurs hivernales et connecte le brûleur. Une minuscule flamme bleuâtre se dandine dans un timide ronronnement. Je sors ensuite la cartouche destinée au petit chauffage carpiste, la mets en place et l’allume à son tour. Placé au dessus du réchaud, en équilibre sur le passage de roue, le petit chauffage peut alors donner la pleine mesure de sa « puissance », chauffé au cul par son congénère.
Je me recouche vite, en attendant le réchauffement de mon sweet home, enfin... de mon sweet car. Ne captant que France Info sur mon vieux transistor dont l’antenne se termine triomphalement par une vieille fourchette, j’ai droit aux inepties des journalistes de la meute, frétillants de la queue devant l’actualité qui propulse sur l’autel médiatique un paquet d’incapables démagogues : Trump, Fillon, Macron, les candidats à la primaire « socialiste »... Les pronostics, les possibles combinaisons, les supputations leur emplissent la bouche et ils se croient obligés de nous les dégueuler de bon matin. Cela leur évite de parler du fond, des chômeurs, des ouvriers, des gens. Ils en seraient bien incapables du reste. Je ne consentirai à voter que pour le candidat qui s’engagera à brûler les écoles de journalisme. Avec les élèves dedans ? Non, quand-même pas.
Bien au chaud dans mon sac de couchage, mon esprit s’éloigne de ce babillage insane et stérile. Je pense à mes deux collègues qui la veille se plaignaient de mal dormir à l’hôtel, à cause du froid dans la chambre ! Dire qu’on s’inquiète pour moi au prétexte que je dors dans mon camion...
Le marc de la veille, dans ma cafetière italienne, est tout gelé. Impossible de le vider. Un matin sans café ? Impossible. Pas de panique, j’approche la coupelle en alu du chauffage quelques secondes et le tour est joué. Il n’y a pas de problèmes, que des solutions. Étape suivante, remplir la cafetière d’eau. La flotte dans ma bouteille n’est plus qu’un glaçon translucide et granitique. Tout comme celle du jerrican de vingt litres qui constitue ma réserve. Pourtant hier soir, elle était encore sommairement liquide, magma de glace pilée avec lequel je me suis rincé la bouche, après m’être brossé les dents, dehors, grelottant dans le vent glacial. Pas le temps de faire fondre. Un matin sans café... c’est possible. D’un autre côté, cet aléa me permet d’éviter la toilette matinale. Si tant est que l’on puisse appeler toilette les douze secondes passées à me frotter à l’eau froide la face et les cheveux, aux temps plus cléments.
Restons positifs. Ces petits détails ne pourrissent pas la vie. Ils sont la vie. Obstacles quotidiens qu’il faut franchir ou déplacer. Qui seront là demain, au même moment, au même endroit, obstinés, implacables. Repères intangibles, sémaphores dans la succession des jours.
La philosophie de comptoir ne nourrissant pas son homme, j’attaque le consistant. Pain, fromage, banane. Le coulommiers est dur comme de la craie. La banane à moitié congelée, que j’ai du mal à éplucher, croque plaisamment sous la dent. La chaîne du froid cette semaine, c’est un maillon gelé la nuit, un maillon dégelé au gré du peu de chauffage que je m’impose, soir et matin. Outrée par ce régime, au creux de mon bide, ma tripaille proteste, se cabre, se fait entendre. Comprenant qu’elle n’obtiendra rien d’autre de plus raisonnable, soumise, elle finira par s’adapter et assimiler bon gré mal gré cette boustifaille improbable.
7 h 55. Il est grand temps d’y aller, j’embauche à 8 h.
Frissonnant derrière mon volant, je donne un coup de clef : rien. Ou plutôt si, un petit clic narquois qui semble me dire : « Eh ouais, mec, ta batterie est à plat. » Poussé par un réflexe imbécile chargé de vain espoir, mais connaissant par avance le résultat, je réitère l’opération. « N’insiste pas », me fait le petit clic.
Si je tenais celui qui a dit : « Restons positifs, ces petits détails ne pourrissent pas la vie, ils sont la vie, obstacles quotidiens, blablabla... » Le con !