Prolophilie : entre romantisme et appropriation sociale

weshden« En plus, c’est eux qui te snobent avec leur tronche à faire du snowboard et des cunnis à la Sorbonne, s’donnent bonne conscience en s’rattachant à une soit-disant cause noble sans qu’les premiers concernés l’cautionnent », s’agace le rappeur Vîrus dans son titre Champion’s league.
À l’instar des étudiant.es de mai 68 soutenant les ouvrier.es en grève tout en étant à mille lieux de leurs réalités, le décalage entre les classes populaires et les classes moyennes et bourgeoises de gauche, ou sincèrement désireuses de rendre la société plus juste, est toujours aussi flagrant.

Au sein du milieu militant lillois dans lequel évolue l’équipe de la Brique, nos situations sociales, nos métiers, nos quotidiens sont différents. Certain.es sont évidemment bien plus précaires que d’autres et subissent des oppressions en raison de leur genre, de leur race (au sens sociologique du terme, bien évidemment) ou de leur classe. Mais force est de constater que pour une bonne partie d’entre nous, nous sommes des blanches et des blancs issu.es de la classe moyenne. Et il nous arrive fréquemment de parler au nom des personnes opprimées que l’on souhaite soutenir, en toute sincérité, certes, mais de manière souvent plus que maladroite.

Révolution et rap

Souvent passé.es par des organisations d’extrême-gauche, les mieux loti.es de notre entre-soi militant ont découvert la classe ouvrière, ou du moins son « concept », en entendant parler de Marx, de Rosa Luxembourg, de Trotski, de Che Guevara ou d’autres célèbres activistes, penseuses et penseurs de gauche. Une classe ouvrière fantasmée, fière et forte face à l’oppression capitaliste. Comme celle que je découvris à la fac dans les films soviétiques d’Einsenstein, cinéaste propagandiste des années 20. En vrai, sur le campus, des enfants d’ouvrières et d’ouvriers, y’en avait pas moult. En 2015, iels étaient seulement 11% à faire des études supérieures1.

Ces références intellectuelles de gauche se sont mélangées pour ma part avec d’autres influences populaires, particulièrement le rap que je découvris à douze piges grâce à une cassette de Fabe que m’offrit mon cousin. Cette musique, dont l’imagerie révolutionnaire des années 90 pouvait se retrouver dans des films comme Ma 6-T va cracker de Jean-François Richet, condensé improbable de références marxistes et de culture hip-hop, semblait incarner une résistance forte face aux institutions, à la police et au racisme. Les rappeurs que j’écoutais parlaient d’esclavage, de colonisation, des bavures policières, de la pauvreté... Dans la tradition de l’edutainment de KRS-One2, leurs textes m’éduquaient en me faisant bouger la tête et portaient les germes de ma politisation d’adolescent et de celle de beaucoup d’autres.

En effet, c’est le côté « militant » du rap américain, emprunt de conscience de classe et de race, de références aux Black Panthers et à la lutte sociale, qui débarqua en France au début des années 90 et qui influença énormément la première génération de rappeurs français, notamment NTM, dont le premier album porte l’impact du groupe américain Public Enemy. Le petit blanc que j’étais ne connaissait pas les réalités décrites dans ces morceaux et, lorsque je commençais à rapper à 11-12 ans, je m’imaginais traîner en survêtement Lacoste dans ces quartiers que je ne connaissais pas et que je ne découvris qu’un peu plus tard. Ce « fantasme » des quartiers me servit sans doute à briser la monotonie de la campagne terne de Picardie. Je m’habillais comme les rappeurs que j’écoutais, adoptais leurs expressions et leurs démarches et faisais, sans le savoir, et avant même l’utilisation courante de l’expression, de l’appropriation culturelle.

L’exemple de La Haine

Au milieu des années 90, le rap sort progressivement des cités françaises et se répand dans toutes les chaumières. La Haine, film de Matthieu Kassovitz, dépeint au grand public un tableau des cités de France en noir et blanc. Ce film emblématique de ma génération s’inspire d’un fait divers marquant pour les banlieues, très relayé dans le monde du rap : la mort de Makomé M’bowolé en 1993, tué à bout portant par un policier lors d’un interrogatoire. Critiqué notamment par le rappeur Fabe, ce film est considéré par certain.es comme un regard romantique et bourgeois sur les cités : « la différence entre Spike Lee, Kassovitz et Richet, c’est que Spike Lee parle de ce qu’il est sans excès ; sans vous vexer, nos petits frères regardent vos films à succès, vous fantasmez sur noirs, arabes et jeunes de cité, incitez, excitez, mais existez-vous pour nous mettre la corde au cou ou pour résister ? Faudrait savoir, avoir de l’espoir c’est bien joli mais pousser les gens à la guerre, chars contre pierres, je trouve ça pourri. » 3

À l’occasion des vingt-cinq ans du film, Kassovitz a été très présent dans les médias et a lancé une opération commerciale avec la marque Reebok pour faire la promotion du long-métrage. L’un des acteurs, Saïd Taghmaoui, est récemment revenu sur leur relation, en affirmant qu’il aurait réécrit un nombre considérable de dialogues, écrits initialement par Kassovitz mais n’étant pas assez réalistes. Il faut dire que seul Saïd Taghmaoui, parmi les acteurs principaux, avait réellement vécu dans une cité. Selon ses dires, il n’aurait pas été crédité pour l’écriture de ces dialogues4. Quoiqu’il en soit, La Haine aura contribué à installer l’imagerie romantique et fantasmée des quartiers populaires et à essentialiser ses habitant.es. Pour Ekoué du groupe de rap la Rumeur, Vincent Cassel n’est « pas crédible une seconde dans son rôle de caillera »[...] « j’ai jamais aimé La Haine, c’est clair. Trop forcé, trop de choses qui ne vont pas du tout. »5 On laissera chacun.e se faire son propre jugement.

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Banlieue rose/rouge

C’est une époque où les pouvoirs publics commencent à prendre conscience de la grande vague du hip-hop. La Haine aura peut-être « attendri » ou sensibilisé des gouvernants, un peu comme Les misérables de Ladj Li, qui avait ému Macron récemment. Peu avant, le gouvernement Mitterrand, élu en grande partie par les habitant.es des quartiers populaires, achètera la paix sociale en « soutenant » le mouvement à grand renfort de subventions culturelles, d’expositions de graff ou de concerts. La radio Skyrock, entre autres, en profitera largement pour élargir son audience. Le PS, vidé de toute contestation sociale, concentra sa ligne politique sur la défense de la culture. Et quoi de mieux qu’une radio pour diffuser son message à la jeunesse ?

Plus tard, dans les années 2000, période de regain de la contestation (premiers forums sociaux dans le monde, manifestations contre la guerre en Irak, etc...), beaucoup de personnes rencontré.es dans les manifs s’intéressaient au rap davantage pour son côté militant que pour l’esthétique de la musique. Une figure comme Kény Arkana fut un des ponts entre ces deux milieux. Quelques années plus tard, alors que le rap mainstream a perdu son imagerie révolutionnaire, on retrouve encore des punchlines de rappeurs dans les slogans de manifs, notamment la fameuse « Se lever pour 1200, c’est insultant. » du rappeur SCH. C’est ainsi que le rap intégra le folklore militant. Pour caricaturer, les cheveux longs et les sarouels laissèrent place aux casquettes, aux Adidas et aux doudounes North Face.

Décalage de classe et ascension sociale

En ce qui me concerne, je suis à l’image de ces militant.es des années 2000 : un enfant de divorcés de la classe moyenne, biberonné au rap et aux manifs étudiantes, comme beaucoup de ma génération. Élevé entre deux milieux sociaux, entre maison avec jardin et cité HLM, mais muni d’un capital culturel plutôt conséquent, d’une aide financière parentale et d’un teint caucasien, j’étais dans la catégorie de celleux qui s’en sortiraient sans trop d’embûches. Choqué par le déclassement soudain d’une partie de ma famille, j’ai constaté la violence des inégalités entre les deux mondes que je côtoyais et c’est sans doute une des principales raisons qui m’ont conduit à me politiser. Mais je me suis bien vite rendu compte que mes préoccupations ne semblaient pas les mêmes que celles des « prolos » de ma nouvelle famille. Gros décalage sur les questions de racisme ou de sexisme. Ce qui, entre autres, m’a amené vers les bouquins du prochain paragraphe.

Dans son livre Retour à Reims, Didier Eribon, sociologue homosexuel militant, parle de ce décalage entre la classe ouvrière qu’il imaginait au sein de son organisation d’extrême-gauche et celle qu’il pouvait côtoyer dans son environnement familial, où l’homophobie et le sexisme ambiants étaient pour lui très difficiles à supporter. Ayant rompu avec son milieu d’origine, l’auteur retourne dans sa ville natale après la mort de son père et retrace son ascension sociale ainsi que l’histoire de sa famille. Tout aussi emblématique, La place d’Annie Ernaux est un témoignage brut et non romancé sur la vie des parents de l’autrice, tenanciers d’un bistrot dans une petite ville. Annie Ernaux, devenue professeure d’université puis autrice, raconte les incompréhensions naissant entre ses parents et elle-même au fur et à mesure que celle-ci pénétrait dans le monde bourgeois.

Sans qu’on s’en rende compte, certaines réflexions lancées, certaines expressions pompeuses peuvent être blessantes pour des personnes qui n’ont pas le même référentiel culturel : « Tu parles comme un livre, me dira-t-on souvent pour se moquer de ces nouvelles manières, tout en manifestant que l’on savait bien ce qu’elle signifiait. »6, écrit Édouard Louis, romancier ayant lui aussi raconté son expérience de transfuge de classe. Cette adoption des codes culturels bourgeois semble nécessaire pour qui souhaite s’élever socialement selon la méthode « classique » ou, dira-t-on, institutionnelle.

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Wesh le XVIe !

Seul.es les artistes, sportives et sportifs issu.es des milieux populaires semblent échapper à cette nécessaire adaptation, puisque la bourgeoisie ne leur demande pas d’être comme elle mais de la faire rêver et de vendre ce rêve à la population. Les blousons noirs des années yéyé, chers au chanteur Renaud, mix social entre petite bourgeoisie intellectuelle et prolétariat, ont laissé place aux « jeunes des quartiers », dont les codes vestimentaires et culturels sont désormais ancrés dans toutes les franges de la population. Les cadres supérieurs quinquagénaires n’hésitent pas à porter des Stan Smith, baskets emblématiques de la culture hip-hop, insufflant une légère touche « urbaine » à leur panoplie d’adulte responsable.

Ainsi, les jeunes gens du XVIe arrondissement de Paris ponctuent leurs phrases de « wesh » subversifs, la bonne société s’encanaille et, le temps d’une nuit de tourisme dans les bas-fonds, s’enjaille avec les mauvais garçons « qui ont des façons pas très catholiques »7. Un peu comme les blancs kiffant l’ambiance enfumée des caves de jazz et des clubs afro-américains aux Etats-Unis. Le jazz étant d’ailleurs devenu une musique considérée aujourd’hui par le grand public comme bourgeoise et consensuelle, malgré son histoire tourmentée.

 

Un décalage qui ne date pas d’hier

Dans la littérature française, où seuls les noms bourgeois passent à la postérité, on note aussi une certaine « prolophilie », se traduisant par la récupération de la cause ouvrière de la part de cette classe d’artistes « progressistes » du XIXe et du XXe siècle. Dans ses romans, la bourgeoisie romantique met en scène les pauvres : Les misérables de Hugo ou encore Germinal de Zola, sont des grands succès littéraires de l’époque. Dans La place, Annie Ernaux cite Proust, qui raffolait du patois et des incorrections de langage de sa bonne : « Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère […] Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d’infériorité. Il était fier d’avoir pu s’en débarrasser en partie, même si son français n’était pas bon, c’était du français. » Moi qui ai complètement perdu mon accent picard par peur d’avoir l’air « plouc », je peux comprendre.

En réaction à cette récupération romantique et bourgeoise de la cause ouvrière, le poète Jehan Rictus taclait le sacro-saint Hugo dans ses Soliloques du pauvre : « Ainsi, t’nez, en littérature, / Nous avons not’ Victor Hugo / Qui a tiré des mendigots / D’quoi caser sa progéniture. / Oh ! C’lui-là, vrai, à lui l’pompon ! / Quand j’pense que malgré ses meillons, / Y s’fit balader les rognons / Du bois d’Boulogne au Panthéon. » Cet auteur trop méconnu partagea la vie des clochards parisiens, un peu comme le fit Orwell à Paris et à Londres. En résultent des poèmes cinglants, argotiques, sans pathos, où la misère la plus criante vous saute à la gorge sans crier gare et que l’école de la république se garde bien de nous enseigner...

 

Que faire ?

Alors, comment faire, me diras-tu, ami.e blanc.he d’origine bourgeoise et militant.e sincère, toi qui n’as pas dû aller bosser à l’usine ou chez Uber Eats pour financer tes études, toi qui as reçu comme moi de l’argent de ta famille dans les moments difficiles, toi dont les revenus sont aujourd’hui plutôt confortables, pour ne pas parler « au nom de » ? Pas de solution miracle ni de réponse toute faite, évidemment. Les mécanismes sociaux nous poussent à fréquenter les mêmes cercles mais nous pouvons tout de même en sortir, prendre conscience de nos privilèges, arrêter de corriger les phrases des potes, d’imiter des accents qui ne sont pas les nôtres et dont l’intonation malaisante peut blesser et, pourquoi pas, tenter de déconstruire nos référentiels culturels et sociaux en allant vers un inconnu que l’on croit connaître parce qu’on pense le défendre. Par exemple, le fait de questionner l’existence des réunions non-mixtes ne devrait même pas nous pousser au débat. Et pourtant.

Et puis... Ne nous leurrons pas, la bienveillance individuelle est un gravier perdu au milieu de la montagne de changements nécessaires. Affirmer un antiracisme ou un antisexisme de façade ne sert à rien si l’on ne remet pas en question le classisme, le racisme et le sexisme profondément ancrés dans nos psychés et nos habitudes. Tant que subsisteront la violence des inégalités sociales, la spéculation immobilière vidant les villes de leurs habitant.es dont les revenus ne peuvent suivre la grimpe des loyers, tant que l’ordre social, racial et patriarcal perdurera, ces petites réflexions ne seront que des broutilles dans la lutte contre toutes les formes de discriminations.

Le Moine Woke

 

1. Article « Seulement 1 étudiant sur 10 est enfant d'ouvrier » de Manon Dognin sur le site « Orientation éducation », paru en juin 2017.

2. Le rappeur KRS-One prône un rap conscient, d'où le terme « edutainment », contraction de « education » et de « entertainment », entre l'éducation politique et le divertissement.

3. Extrait du morceau Nuage sans fin de Fabe, sorti sur l'album Détournement de son en 1998.

4. Article du Figaro.fr, « "La Haine, c'est le fond de commerce de Kassovitz" : Saïd Taghmaoui dénonce une mascarade » par Violette Cebert, 05/10/2021.

5. Article du Mouv.fr, « "La Haine" en 25 infos, 25 ans ans après » par Yérim Sar, 31/05/2020.

6. Extrait du roman En finir avec Eddy Bellegueule d'Édouard Louis, paru en 2014.

7. Extrait de la chanson du film Un mauvais garçon de Jean Boyer et Raoul Ploquin sorti en 1936, chantée par Henry Garat, puis plus tard par Danielle Darieux ou encore Renaud.

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