La bière plate, c'est pas bon. N'empêche : il se dit plein de choses plates sur la bière. Par exemple, qu'elle est le ferment de notre région, son Saint, son Géant – son fétiche, en quelque sorte. Et ça peut bien se comprendre : pour une fois qu'on tient un truc à nous, dans ch'Nord, dont on puisse parler sans prendre une mine sinistre. Un truc qui ne soit ni la statistique d'une décennie de morts du cancer, ni un taux de chômage abyssal, ni un score historique du Front National. Une authentique tradition populaire, ancrée dans le paysage comme dans l'histoire. L'arrondissement de Valenciennes comptait autour de deux-cents quarante brasseries en 1910. À Arras, dans les années 1920, les estaminets se comptaient là aussi par centaines. Avant la fermeture des usines environnantes, Maubeuge a longtemps dédié une kermesse à la bière, qui drainait chaque année des dizaines de milliers de personnes. C'est que, petite richesse du pauvre, la bière tient chaud.
Bières pressions & Pierres précieuses
Mais ceux qui vantent « l'Or liquide du Nord » ont-ils bien saisi l'ambiguité de la formule ? A-t-on déjà vu minerai qui ne soit pas convoité ? Jusqu'où la bière est-elle un attribut de la culture populaire ? Et, inversement, à partir de quand devient-elle une marchandise comme les autres ? Jusqu'à décembre dernier, le président du lobby des Brasseurs de France était certes un homme du cru. Mais Philippe Vasseur est aussi, et surtout, un ancien ministre de droite, président de la Chambre de Commerce et d'Industrie (CCI) du Nord et du World Forum de Lille, dirigeant d'une grosse banque, administrateur de la société Bonduelle et, accessoirement, ex-penseur des pages saumons du Figaro. De quoi renverser un peu de liquide sur le mythe populaire.
Autre anecdote. L'Échappée Bière, une boîte d'événementiel qui propose d'accompagner les entreprises lors d' « opérations de récompense ou de motivation des salariés » (sic), s'est choisie le houblon comme filon. Elle s'est aussi débauchée un « parrain » : Luc Doublet, un autre patron multi-cartes. Président du Club des n°1 mondiaux à l’Export, de Nord France Invest (chargé d'attirer les investisseurs), de la CCI International, et même de l’Office du Tourisme de Lille – pour vous servir. Vasseur, Doublet, deux vieilles connaissances de La Brique1 : après tout, c'est souvent autour d'une bière qu'on retrouve les vieux copains.
Derrière ces deux figures, au fond assez symboliques, de porte-flingues des gros portefeuilles, c'est tout un juteux business qui prospère, sans jamais attirer trop l'attention. Des dizaines de brasseries françaises sont localisées dans la région, dans un secteur qui pèse 12 milliards de chiffre d'affaire au niveau national. Un business qui emporte son cortège de tout ce qui fait que l'industrie est, encore et toujours, une chose détestable.
Bière qui mousse tasse la bourse
Avec, d'abord, la concentration continue du secteur entre les mains de quelques uns et l'extinction des petites unités familiales. L'émergence récente des micro-brasseries ne doit pas masquer la quasi-disparition des brasseurs locaux – on en comptait autour de deux mille il y a un siècle, contre une petite quarantaine aujourd'hui. Avec, ensuite, la montée en charge d'une économie professionnelle qui spécule sur les marchés internationaux et livre le « consommateur » aux idées farfelues d'agences de création publicitaire. La bière haut-de-gamme se répand, servie, façon snob, dans de prétentieux verres à pied.
Autre aspect : le développement d'un circuit de distribution, lui aussi très rentable et monopolisé par quelques grosses boîtes, qui pèse sur la façon dont les petits patrons de bars tiennent leurs enseignes et, derrière, impacte le prix du demi. En bout de course, on retrouve aussi le jeu classique des industries qui offrent des conditions de travail haïssables aux salarié-es et font régulièrement peser la menace des licenciements – Heineken, en 2009, à Mons-en-Baroeul ; les Brasseurs de Gayant, plus récemment, à Douai. Si la bière est un fétiche, c'est donc qu'elle sait aussi faire oublier les conditions dans lesquelles elle est produite ; qu'elle est peut-être un fétiche... de la marchandise.
Quitte à faire dans le vocabulaire marxiste, on pourra aussi jouer d'une autre expression ayant fermenté dans le même fût. La bière serait-elle, au fond, une sorte d'opium du peuple ? Pour pouvoir répondre, encore faut-il préciser de quel « peuple » on parle. Dans les innombrables troquets qui ont longtemps pullulé dans les quartiers populaires de Lille, la bière entretenait le quotidien des ouvriers. Elle servait à écluser la fatigue des travailleurs faisant escale entre l'entrepôt et le foyer ; elle alimentait une certaine sociabilité contestataire. Autour du godet, on causait de l'usine, du patron, du syndicat, et des moyens de la lutte.
À Lille, aujourd'hui, la bière est surtout devenue le jouet d'une certaine petite-bourgeoisie, jeune, plus ou moins argentée, souvent diplômée. Au cœur de la plupart des festivités, elle rassemble une population qui, sans doute malgré elle – et, pour être clair, malgré nous – , vient bouleverser la sociologie des quartiers populaires de la ville. L'opium provoque la somnolence ; la bière, quant à elle, paraît produire quelque chose comme une douce cécité. Elle empêche de voir que la gentrification ne se résume pas à une succession d'opérations immobilières ; qu'elle touche aux habitudes de vie, et qu'elle sait aussi prendre des formes ludiques et conviviales.
Faut-il rappeler que les bars – et derrière eux les brasseurs – sont aussi gouvernés par des logiques marchandes ? L’extension temporelle et spatiale de la consommation forme l’une des exigences clés du capitalisme, qui rêve d’une ville sans distinction entre jour et nuit, et sans autre objectif que la liberté de faire du business 24/24. Si le contrôle de la vie nocturne tel que l'organise la mairie doit être combattu, peut-être appelle-t-il donc autre chose, en retour, que la revendication d'un droit permanent à la picole. Où la question ne serait pas de savoir s'il faut boire ou non, mais simplement où et comment.