Qui prend une vie... perd sa vitre !

poissonEn juin 2019, alors que les libérations d’animaux d’élevage et les dégradations de miradors de chasse, boucheries et abattoirs se multiplient en France, une commission d’enquête de l’Assemblée nationale demande l’élargissement des moyens de lutte contre la radicalisation aux mouvements « véganes »1. Dans ce contexte de criminalisation, nous avons suivi le procès de militant.es antispécistes soupçonné.es de dégradation de vitrines de commerces dans la métropole lilloise.

Le 8 septembre 2018, au JT de TF1. Deux silhouettes noires sont assises côte à côte sur un banc du parc Matisse, le visage couvert. De leurs voix déformées, elles se présentent comme antispécistes, et prônent l’offensivité et le rapport de force avec l’État face à l’absence d’avancée concrète de la cause animale. La dégradation d’Au Petit Mousse, une poissonnerie de la rue Gambetta, est évoquée. « On a réalisé que le boycott n’est pas efficace, la radicalité est nécessaire », expriment les deux activistes. « On veut que le spécisme soit reconnu comme une oppression systémique, comme le racisme ou le sexisme ».

Le même jour, Laurent Rigaud et Willy Schraen, respectivement président de la Fédération des bouchers-charcutiers-traiteurs des Hauts-de-France et président de la Fédération nationale des chasseurs, sont à Calais, à quelques pas d’un salon commercial végane qu’ils avaient tenté de faire annuler en réponse aux dégradations de commerces de la métropole lilloise2. En visant un salon plus lucratif que militant, ces défenseurs de la sacro-sainte liberté de manger de la viande montrent qu’ils se soucient bien peu de la pertinence de leur cible, tant qu’ils peuvent profiter de l’exposition médiatique déclenchée par les bris de vitrine. On reproche souvent aux activistes antispécistes de choisir également leurs cibles avec maladresse, en visant des artisan.es en bout de chaîne plutôt que d’attaquer directement les abattoirs. Mais est-il pertinent de juger aussi sévèrement les cibles choisies par les antispés alors que de grosses enseignes capitalistes telles que McDonald’s ont également été étoilées et tagguées « stop spécisme » dans la métropole, à la même période ? Celles-ci n’ont toutefois pas été médiatisées.

Friser le ridicule ne fait pas peur à nos deux présidents : ils sortent le costard et les pancartes représentant des photos de commerces caillassés. Une mise en scène qui rappelle un mode de sensibilisation souvent utilisé par les antispécistes pour révéler les horreurs des élevages et abattoirs. Face aux micros, leur discours est alarmiste. Laurent Rigaud, qui s’est porté partie civile, dénonce l’absence d’interpellations suite aux « attaques » subies, et réitère sa demande de protection policière face aux « extrémistes véganes ».

#HommageAuxFamillesDesVitrines

Trois jours plus tard, six militant.es antispécistes lillois.es sont placé.es en garde-à-vue. La police suspecte les deux personnes interviewées par TF1 d’être dans le lot, et déploie les grands moyens pour tenter de le prouver. Parmi les interpellé.es, quatre personnes sont amenées à comparaître le 14 novembre 2019 au TGI de Lille. Elles sont soupçonnées de dégradation de vitrines et/ou de jets de faux sang devant des commerces. Les jets de faux sang remontent au printemps 2017 et avaient été reconnus en garde à vue. Ces dégradations légères, initialement absentes du dossier, ont été ajoutées au procès lors d’un report, afin d’apporter un peu de substance à un dossier au demeurant bien creux.

Lors de l’enquête, l’ADN d’une des barbouilleuses de boucheries est retrouvé sur des pavés qui gisaient au sol devant la boucherie l’Esquermoise et devant Au petit Mousse. Elle comparaît aux côtés de sa compagne, qui se retrouve à la barre au seul motif qu’elle n’a pas remis son code de téléphone lors de la garde à vue. Alors qu’aucun élément ne laisse penser qu’elle puisse être impliquée dans les faits poursuivis, la police l’interpelle en même temps que sa compagne, uniquement parce qu’elle avait tenté de cacher son téléphone portable lors de la perquisition : pratique pour grossir le nombre de terroristes interpellé.es et faire plaisir à notre président des boucher.es !

Le quatrième inculpé, absent du tribunal mais représenté par son avocat, est jugé lui aussi pour avoir refusé de donner le code de déchiffrement de son téléphone à la police. Rappelons que pour que le refus de donner son code de déverrouillage en garde à vue constitue une infraction, trois critères doivent être remplis : le téléphone doit appartenir à la personne, on doit pouvoir prouver qu’il a pu servir à commettre un délit ou un crime, et la demande de déverrouiller le téléphone doit être requise par un.e magistrat.e. Or, il n’y a eu ni réquisition du Parquet, ni établissement d’un lien entre les téléphones et un quelconque délit. Les deux militant.es inculpé.es pour ce fait n’ont fait qu’exercer leur droit au silence en garde à vue, lorsque les flics ont outrepassé leurs obligations en insistant pour obtenir leur code PIN. Sans grande surprise, les deux ont été relaxé.es.

Outre ce refus de livrer son code PIN, le militant est aussi soupçonné d’être l’une des personnes qui donne l’interview au JT de TF1, car on a retrouvé lors d’une perquisition une paire de gants ressemblant comme deux gouttes d’eau à celle portée à l’écran. L’enquête requiert des analyses ADN coûteuses pour tenter de prouver que le militant a porté ces gants, puisque c’est l’un des seuls éléments (que l’on a) contre lui. Après plusieurs analyses, son ADN est enfin retrouvé sur un des gants, mais sur le poignet extérieur uniquement ! Ce qui ne prouve ni qu’il l’a un jour porté, ni qu’il a réalisé cette interview, et encore moins que c’est lui qui a dégradé le Petit Mousse... Pourtant, c’est l’élément le plus à charge contre lui dans ce dossier.

Tout ce que vous ne direz pas
pourra être retenu contre vous

Devant la barre, comme au commissariat, les trois prevenu.es exercent leur droit à garder le silence. Des leçons tirées de l’échec du procès des antispécistes qui comparaissaient pour des incendies en mars dernier3 et de la dizaine de procès intentés au collectif 269 Libération Animale pour ses blocages d’abattoir et ses sauvetages d’animaux. Tiphaine Lagarde, co-fondatrice du collectif et elle-même juriste de formation, a exprimé sa profonde désillusion de la Justice dans un article sur la déconstruction du mythe du procès politique4. Après avoir cru possible d’émouvoir et de convaincre les juges du bien-fondé de la cause antispéciste dans les prétoires, Lagarde n’a pu que constater que la justice occulte les motivations éthiques et que sa principale fonction est de punir en traitant les actions militantes comme de purs délits de droit commun5. La libération animale n’aura pas lieu dans les tribunaux.

dessin

Cette fois donc, nul rassemblement de soutien, nulle réponse aux médias dominants et nul témoin de moralité devant une justice qui a montré son hermétisme aux débats éthiques et politiques. De toute manière, « on n’est pas là pour faire le procès de l’antispécisme », martèle encore la partie civile, qui n’a que son chiffre d’affaires à la bouche et se soucie peu des considérations morales. Les trois militant.es à la barre n’esquissent aucune explication, ne tentent aucune argumentation, et refusent d’entretenir le mythe d’un procès politique fructueux. Ils et elles font le choix stratégique d’un silence d’insubordination, en réponse au mépris du système judiciaire et répressif à l’égard de leur cause.

Ce silence stratégique, la procureuse ne cessera de le leur reprocher. S’ils et elles refusent de parler, c’est que ce sont des militant.es lâches, qui « assument de manière bien limitée leurs convictions ». On les accuse d’agir cagoulé.es et de ne pas revendiquer les actes dont on les soupçonne. Au comico comme en salle d’audience, on les pousse constamment aux aveux. Un avocat est obligé d’intervenir pour défendre leur droit au silence. Sur le procès verbal d’une audition, on pouvait déjà lire un flic faire des leçons de morale aux militant.es qui s’en tenaient au « Rien à déclarer » : « Avez-vous conscience qu’en ne répondant pas, vous mettez à mal vos camarades et vous vous désolidarisez lâchement ? ». La police et le tribunal prodiguent une leçon de ce que doit être un.e militant.e exemplaire : un.e militant.e qui ne se protège pas, qui parle, que l'on peut punir, qui accepte de jouer le rôle de martyr et de servir d’exemple pour affaiblir le mouvement.

Lorsque les preuves manquent, il n’est pas étonnant que le tribunal mette autant la pression pour pousser aux aveux. L’un des seuls éléments contre les deux personnes soupçonnées d’avoir dégradé Au Petit Mousse est que leurs téléphones ont borné à Wazemmes un vendredi soir. À plusieurs heures d’intervalle l’une de l’autre, ce qui ne prouve même pas qu’elles se sont rencontrées cette nuit-là. Le bornage du téléphone à environ 1km des faits est aussi le seul élément à charge contre la personne inculpée pour la dégradation de Canard Street. Aucun ADN identifié sur les pierres retrouvées à terre, aucun signe distinctif sur la vidéosurveillance. Une fois encore, des éléments plus que légers suffisent à remplir un tribunal.

Qu’importe que le dossier soit creux et fait de preuves en carton, la procureuse pro-carnisme6 n’a de cesse d’approuver d’un hochement de tête les accusations et les doléances de la partie civile, et ne s’embarrasse pas d’un manque de preuves : elle requiert trois mois de prison avec sursis pour le présumé porteur de gants, et huit mois de prison avec sursis ainsi qu’un stage de citoyenneté « pour comprendre que leurs revendications font d’autres victimes » pour la militante dont le téléphone a borné trop près des vitrines étoilées.

« Comment, dans dix ans, assumerons-nous assumerai-je cette décision ? »

Si elle reste neutre entre les murs du Tribunal, la juge en charge de l’affaire ne cache pas ses questionnements personnels et professionnels sur la condamnation de militant.es antispécistes. Critique de sa manière de juger les activistes qui avaient incendié des restaurants spécistes dans la Métropole lilloise l’hiver dernier, elle s’interroge : « Qu’est-ce que la société française, avec ses lois, attend de nous ? Comment, dans dix/vingt ans, assumerons-nous cette décision ? Est-ce que dans dix, quinze, vingt ans, les générations futures n’auront pas agi politiquement pour que les lois changent en leur sens ? Est-ce que la société française sera aussi surprise, choquée, interpellée par ce genre de comportement ? »7 La magistrate reconnaît que ces procès l’ont enrichie d’une réflexion plus approfondie sur les rapports des humain.es aux autres animaux. De fait, ses condamnations ont été un peu moins lourdes que les réquisitions de la Procureuse : une relaxe pour le militant qui avait touché un gant, un stage de citoyenneté pour celui qui avait reconnu les jets de faux sang, et six mois de prison avec sursis, 4000 euros d’amende ainsi qu’un stage de citoyenneté pour la militante dont l’ADN a été retrouvé. Cette dernière a fait appel pour les 4000 euros d’amende.

Lunaire

Antispécisme, véganisme... Qu'est-ce que c'est ?

Le véganisme est un mode de vie qui consiste à boycotter, dans la mesure du possible, tous les produits ou services issus de l’exploitation animale, que ce soit dans la consommation alimentaire (boycott de la chair, des œufs, du lait…), dans l’habillement (fourrure, laine, cuir), ou encore en refusant tous les produits testés sur les animaux, les zoos, les cirques avec animaux...
Or l’écueil de tout changement individuel, c’est d’être récupérable par le capitalisme, à même de le vider de sa substance politique pour en faire une simple mode lucrative. D’où le développement récent d’alternatives végétales par les grandes entreprises comme Herta, qui surfent sur la vague végane pour assainir leur image et montrer qu’elles aussi, au fond, se soucient un peu des animaux (mais quand même moins que de leur chiffre d’affaires). Doit-on se réjouir de voir les offres végétales prendre plus de place dans les rayons des supermarchés, ou rester sceptiques face au veganwashing d’enseignes capitalistes ? Toujours est-il qu’il faut refuser de réduire à une simple mode ce qui est d’abord un boycott politique et une question de justice sociale envers les autres animaux, les non-humains8.
Pour résister à cette récupération mercantile, les défenseur.ses de la cause animale préfèrent souvent se revendiquer « antispécistes », un terme plus explicitement politique. En effet, le spécisme est l’idéologie qui hiérarchise les individus en fonction de leur espèce et qui place l’espèce humaine au sommet de toutes les autres. Le spécisme tente de légitimer l’exploitation et la mise à mort des autres animaux par le simple fait qu’ils n’appartiennent pas à notre espèce. L’antispécisme est la critique radicale de cette idéologie. Il incite à prendre en compte les intérêts de tous les animaux, humains ou non, sans discrimination arbitraire.

Le critère scientifique reconnu par la plupart des antispécistes pour accorder une valeur intrinsèque à un être vivant est sa sentience. Celle-ci désigne la capacité d’un être à ressentir le plaisir et la douleur, des émotions telles que la peur ou l’attachement, et à éprouver des expériences subjectives. Les progrès scientifiques ont établi que la quasi-totalité des animaux est douée de sentience, ce qui n’est le cas d’aucune plante (eh non, la carotte ne souffre toujours pas lorsqu’on la coupe !). Les antispécistes considèrent donc que les animaux, parce qu’ils sont sentientes, sont des individus à part entière qui ont des intérêts qui leur sont propres, comme celui de voir leur vie se dérouler sans souffrances évitables. Quand on voit quelles injustices les autres animaux subissent aujourd’hui, et le peu de personnes qui remettent en question le spécisme comme oppression systémique, on ne peut que constater que la lutte antispéciste est encore perçue comme une lutte très secondaire au sein des mouvements pour la justice sociale9.

De l’inoffensif « go vegan » au plus ferme « stop spécisme », qu’est-ce qui change ? Le message politique est beaucoup plus clair, et prend une dimension collective : il ne s’agit plus seulement de refuser à titre individuel de participer à l’exploitation animale, mais de dénoncer tout un système d’oppression. Et de multiplier les tactiques pour l’abattre.

1. La commission ciblait en priorité la radicalisation des groupes d’extrême droite, mais visait également les groupes « véganes » et « anarchistes » : « Rapport sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite », Assemblée Nationale, 6 juin 2019.
2. « La guerre du steak n’aura pas lieu », la Brique, n°56, Automne 2018
3. « Nouveaux trophées pour les boucher.es », la Brique, n°59, Automne 2019
4. Tiphaine Lagarde, « Déconstruire le mythe du "procès politique" : pour une stratégie d’évitement de la répression », 2019.
5. Interview de Vanessa Codaccioni « Criminaliser et réprimer », la Brique, n°59, Automne 2019
6. Le carnisme est un terme de psychologie sociale qui désigne l’idéologie dominante et le système de croyance soutenant la consommation humaine de chair animale. Voir Dr Melanie Joy, Introduction au carnisme, 2016.
7. Antispécistes contre le système, « Les Pieds sur Terre », France Culture, 7/10/2019.
8. Voir l’article d’Ophélie Véron, « Le véganisme est-il un mouvement de justice sociale ? »
9. Voir l'article d’Axelle Playoust-Braure, « Antispécisme : La gauche a-t-elle laissé de côté une lutte ? »  et l'article de GDL « Les sites antiautoritaires et l’antispécisme »

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