Les samedis 21 et 28 novembre, deux rassemblements contre la loi « sécurité globale » à Lille. Si les jours raccourcissent, on dirait bien que l’envie de déconfiner les colères est là. Nous avions envie de revenir sur les événements qui ont principalement consisté en des prises de parole de différents collectifs plus ou moins institués (plutôt plus que moins).
Nous étions plusieurs milliers, ce samedi 28 novembre, à se réunir contre la loi « Sécurité Globale » sur la place de la République. « La République » ? Disons plutôt, pour paraphraser Trotski, leur république et la nôtre. La place est judicieusement placée sous le regard de la statue du maréchal Faidherbe, massacreur colonial (1). De l’autre côté, nous étions pourtant réuni.es, au-delà de nos nombreuses divergences politiques, afin de sauver ce que république peut signifier pour nous : la capacité de prendre part aux affaires politiques, celle de lutter pour nos droits fondamentaux, individuels et collectifs.
Radicalement vôtre
Comme la semaine passée, dès 11 heures, le rassemblement est l’occasion de prises de parole, diffusées grâce à l’héroïque matériel prolétarien de la CGT. La relative radicalité des mots d’ordre énoncés par les représentant.es d’assos, de partis et de syndicats doit être soulignée.
En effet, loin de se limiter à exiger le seul retrait de l’article 24, portant sur le « floutage de gueule » des policiers, loin de borner le sujet au seul droit de la presse, tou.tes ont le souci d’élargir la question. Ce n’est pas seulement cet article, nous rappelle le représentant du Syndicat des Journalistes, organisateur du rassemblement, ni même cette loi, qui nous menace : c’est l’offensive réactionnaire générale du gouvernement telle qu’elle se déploie également dans la future loi sur les bon.nes Français.es (« séparatismes »), dans la loi de domestication de l’université, dans le retour de la loi de destruction de la Sécurité sociale, dans le blanc-seing accordé aux forces de police…
Saïd Bouamama, représentant du FUIQP (Front uni des immigrations et des quartiers populaires), dont le discours provoque le départ de Martine Aubry, rappelle ainsi la nouvelle disposition exigeant des universitaires qu’ils et elles mènent leurs recherches conformément aux « valeurs républicaines » : le flou (décidément…) entourant cette notion constitue la porte ouverte à un contrôle de la recherche universitaire par les politiques. Patrick Kanner nous offre un interlude comique : croyant pouvoir se lancer dans des envolées révolutionnaires (sa jeunesse passée à combattre au côté du Che nous avait jusqu’ici échappé), il est reconnu par la foule, qui le place face à ses contradictions (dans la vraie vie, Kanner était ministre PS de Valls pendant la Loi Travail) et achève piteusement son discours par un éloge de Martine Aubry, « défenseure des droits humains », qui provoque l’hilarité. L'orateur de LO (Lutte Ouvrière) suggère cette évidence : si le gouvernement proclame une loi permettant de dissimuler la répression, c’est avec l’intention d’en user ; la répression massive et sauvage des contestations à venir est donc à l’ordre du jour. Bernalicis de LFI, dans un discours un peu moins « la police avec nous » que son compère Adrien Q. la semaine précédente, la joue un peu plus finement : les crimes policiers, affirme-t-il, déshonorent l’ensemble des flics.
Mais les mots d’ordre sont offensifs : démissions de M. Lallement (successeur de Maurice Papon à la préfecture de police de Paris (2)), de Darmanin, « refonte » de la police !
Samedi 28 novembre - Répression, j’écris ton nom
La suite de la journée démarre sur les coups de 13h30, alors que le syndicat Solidaires entre dans le ring pour prêter son matériel prolétarien de sonorisation : un peu moins puissant que celui de la CGT pour une place trois à quatre fois plus remplie. Malgré des interventions intéressantes (gilets jaunes, le collectif Selom Matisse, Solidaires, puis encore la FI et encore LO), la voix ne porte pas jusqu’à l’autre bout de la place qui bouillonne déjà. Une femme prend, en dernier, la parole pour invectiver la foule de sortir de sa torpeur lancinante. Il ne faut pas une minute de plus pour que la foule s’exécute.Pendant ce temps, l’État nous montre à quel point nous pouvions lui faire confiance pour préserver nos libertés : les élu.es étant parti.es, la place de la République devient une gigantesque nasse (on se gardera d’y voir le moindre symbole).Comme cela avait déjà été le cas lors des manifestations anti-racistes de juin, les tentatives de départ du cortège sont toutes bloquées dès le départ. Lacrymo, interpellation. Malgré le dispositif policier imposant (pas moins de 15 fourgons, par exemple, positionnés sur la seule rue du Molinel), la foule, comme un félin qui vient d'être mis en cage, explore les recoins de la place, se confrontant toujours à des barreaux bleus. Mais ce n'est pas parce que c'est devenu la norme que c'est normal : c'est au contraire une anomalie nationale. Parmi tous les rassemblements tenus en France ce jour-là, ce n'est qu'à Lille que l'on a dû se contenter de rester sur place, soumis.es au bon plaisir du préfet Lalande.
Un directeur de police a même eu son heure de gloire sur Internet en donnant des ordres à ses collègues de manière un peu trop véhémente (3). Nos camarades de Lille Insurgée racontent tout cela excellemment dans un « récit de manif » dont ils ont l’habitude, à lire pour en savoir plus (4).
Samedi 21 novembre - Avancer sur place
Une semaine avant, le samedi 21 novembre, dans le soleil de 11h, une jolie foule avait déjà bravé le confinement à l'appel de la Ligue des droits de l'Homme. La veille, la répression des journalistes et des militant.es réuni.es devant une Assemblée Nationale barricadée avait donné un aperçu désagréable de l'avenir : brutalisant toute personne en train de filmer, la polisse avait bien pris soin de montrer qu'elle n'attendait même pas que les lois répressives soient votées avant de les appliquer. La LDH (Ligue des Droits de l’Homme), organisatrice du rassemblement, avait montré que ceux-ci sont mis à mal dans notre pays (voir, au hasard, l’article 9 : « Nul ne peut être détenu arbitrairement »). L'Internationale des journalistes, dans une intervention fleuve (resservie telle quelle une semaine après...), avait rappelé que les journalistes précaires sont les premier.es concerné.es par le projet de loi. L'heure avait été à la convergence des luttes : une représentante d'Amnesty International nous avait interpelé (on se comprend hein) sur celles et ceux qui nous protègent sans être de la police (syndicats, associations, manifestant.es), suivie par une représente de La Cimade rappelant que les violences policières sont aussi les conséquences des politiques de non-accueil dans ce pays. Ainsi à Calais, où un membre de la communauté érythréenne a récemment été touché par un tir de LBD au visage. Le SAF (Syndicat des Avocats de France) avait suivi, appelant à s'opposer à la future loi sur le séparatisme (désormais « loi confortant les principes républicains ») qui menace la liberté d'association.
« Qui a du fer, a du pain »
Après ces deux week-ends de mobilisation, nous gardons tout de même des motifs de satisfaction. Nous avons porté un coup au gouvernement. L’ampleur des mobilisations, dans un contexte pourtant si difficile, était inattendue : plus de 140 000 personnes en France selon la police (qui a plutôt tendance à minimiser, d'après une source dans les Renseignements territoriaux). L’unité du mouvement, en cette circonstance, est un atout : nous ne nous faisons aucune illusion sur les partis et organisations qui croient au compromis, mais nous aurons besoin de toutes les forces dans cette lutte. Plus généralement, les ministres les plus réactionnaires du gouvernement, ceux de la police et de l’éducation, ainsi que le Préfet de Paris, sont touchés par des scandales. À l’étranger, la réputation internationale de Macron est ternie. On commence à voir poindre l’idée d’une nouvelle candidature de droite républicaine en la personne de Mme Hidalgo. Comme disait Mao Zedong, « un grand chaos règne sous le soleil, la situation est donc excellente ».Macron a beau nous promettre l’éternité de l’Enfer Centriste (« toujours ensemble dans le consensus »), il semble irrémédiablement embarqué dans son destin de candidat de l’extrême-droite en 2022. Il ne reviendra pas en arrière de lui-même, il n’essaiera pas de nous rejouer le coup de l’illusion moderniste. La journée d’hier l’a montré, nous pouvons pourtant le faire céder sur certains points. Dans cette situation, le moindre recul de sa part devra être considéré comme une victoire pour nous. Nous n’aurons pas tout, pas pour l’instant, mais à nous de leur arracher le plus de choses. À nous de faire nôtre la maxime de Blanqui (nous la tenons de LO, ce samedi, comme quoi…) : « qui a du fer, a du pain ». (5) Assez parlé, et place aux actes, car la Préfecture n’interdira pas plus longtemps la manifestation d’une colère explosive contre l’État sécuritaire et son monde identitaire. Rendez-vous samedi 5 décembre à la Porte de Paris, dès 13h30 !
La Brique balancée
1. Il apparaît désormais que le point de départ symbolique de l’actuelle Ve République aura été la répression meurtrière des Algérien.nes du 17 octobre 1961 : c’est bien, encore et toujours, la défaite du rêve mortifère de la république impérialiste et « civilisatrice » que les descendants actuels de Faidherbe veulent nous faire payer à travers leur obsession anti-musulmane. Voir le site du collectif « Questions & réponses (à ceux qui veulent garder Faidherbe) », Faidherbe doit tomber, 2018 ; ainsi que Le Collectif décolonial déterminé, « Il faut déboulonner Faidherbe », La Brique n°62, été 2020 « Indéboulonnables ».
2. Maurice Papon était Préfet de Police de Paris pendant la Guerre d'Algérie et a été responsable du massacre des Algérien.nes jeté.es dans la Seine le 17 octobre 1961 (pendant une manifestation contre le couvre-feu imposé à eux-seuls).
3. Lire La Brique, « Qui est M. Gheeraert, directeur de police de Lille ? » [hors-canard], 08/12/2020.
4. « Récit de manif – loi sécurité globale à Lille » [Facebook], Lille Insurgée, 29/11/2020 et « Lille – Un commissaire (qui a bu trop de café ?) en roue libre » [Facebook], Lille Insurgée, 30/11/2020.
5. Auguste Blanqui, militant révolutionnaire du XIXIe siècle, sorte de chef des black-blocs de la deuxième moitié du 19ème siècle (selon la police), a passé la majeure partie de sa vie en prison et l’autre a tenté de fomenter des insurrections. Le texte Qui a du fer, a du pain, a été écrit en juin 1848 suite à la révolution de février 1848 précipitant le départ du roi Louis-Philippe, les tensions entre la bourgeoisie et le prolétariat s’accroissent jusqu’au massacre de ces derniers en juin.
La parole aux anciens
Qui a parlé, le samedi 21 novembre, lors du premier rassemblement contre le projet de loi « sécurité globale » ? En tout cas, pas Peggy L., la mère de Selom, mort suite à une course poursuite avec la police à Fives en 2017. Un discours du collectif « Selom et Matisse » semblait pourtant très légitime dans un rassemblement contre les violences policières... S’agit-il simplement d’un manque de temps ?Sur 18 interventions, 14 hommes prennent la parole, contre 4 femmes. La moyenne d'âge est estimée à 51 ans. Chaque intervention dure en moyenne 2 min 30. La LDH avait demandé à Amnesty, La Cimade, le SAF et les élu.es du coin de prendre 2 minutes, et une seule minute pour les syndicats, associations, ou partis politiques. La France Insoumise domine la prise de parole pendant 5 min 24 avec Adrien Quatennens.
Voici ce que le collectif Selom et Matisse n'aura pas pu dire : le vendredi 20 novembre, on a appris que les requêtes des familles (reconstitution, interrogation d'un nouveau témoin...) ont été toutes refusées, en bloc. On approche bientôt des trois années depuis la mort des deux jeunes à Fives. Peggy L. n'en tient pas rigueur à la Ligue des droits de l'Homme et nous déclare :
« Même si ça me déçoit, on n'est pas là pour taper sur les gens de la LDH. Déjà, si t'es venu en manif aujourd'hui, c'est que t'es pas perdu. Je me dis que bien qu'il y ait encore du chemin à parcourir, il faut qu'on le fasse ensemble. »Le collectif aura la parole la semaine suivante, mais certaines organisations, qu’on ne citera pas car l’heure est à l’union, ne résistent pas à la tentation de prendre la parole deux fois ce samedi-ci : au rassemblement de la CGT et à celui de Solidaires. On compte sur eux pour laisser la parole aux concerné.es les fois suivantes (un peu moins de mecs, un peu plus de jeunes, ça donne de la fraîcheur). Conseil de camarades qui veulent favoriser l’émergence d’une lutte puissante, avec et au-delà des organisations et des sociologies habituelles.
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