Le business du social

marchandisation docQuand les caisses sont vides, c'est le social qui trinque : enfants maltraité.es, exclusion sociale, personnes âgées, personnes handicapées. Tous ces publics sont concernés par le coup de rabot de 100 millions d’euros sur les subventions sociales annoncé par Jean-René Lecerf, président du département du Nord. Les associations en charge de l’accompagnement sont priées de se serrer la ceinture et de "changer de culture" pour se convertir à "l'entrepreneuriat social". Autre manière de dire que la rigueur est de mise et qu’elles devront gentiment chanter les louanges du marché pendant qu'on leur fait les poches.
Retour sur la casse d'un secteur médico-social dont le déclin maltraite d'abord les plus fragiles.
 
 
Usager.ères et professionnel.es ont été nombreux.ses à faire les frais de cette annonce. Julien, jeune éducateur dans la métropole lilloise, nous parle d’un cas particulièrement exemplaire des effets que peuvent avoir ces coupes sèches. Contractuel depuis 2012, son CDD est payé 1250 euros nets par mois, sans perspective de titularisation.
L’annonce de la baisse des subventions du département a entraîné la suppression de son poste et la fermeture de son service de protection de l’enfance. En tout, ce sont six travailleur.ses sociaux.les au chômage et 1000 mineur.es qui seront probablement privé.es d’accompagnement d’ici à 2018.
Dans sa grande bonté, le Département du Nord accompagne toujours 200 mineur.es à domicile. Cependant, d'après les professionnel.les, ces jeunes  nécessiteraient  plutôt une des 700 places d'internat supprimées par la collectivité territoriale. « On recherche des solutions qui soient des solutions nouvelles et plus porteuses d’avenir pour nos populations » déclare le président Lecerf. Pas sûr que les mineur.es dont l’accompagnement a été supprimé se sentent très en phase avec l’objectif de « faire mieux avec moins ».
Ces exemples parmi bien d’autres montrent que ce sont toujours les travailleur.ses et les plus faibles qui payent la douloureuse. Pourtant, on sait peu de choses sur comment le social est sommé d’avaler la soupe amère du réalisme économique.
 
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Les travailleurs sociaux : des communicants sous pression
 
Les injonctions à l’évaluation et à la mesure de l’activité ont envahi tous les domaines de notre société. Les politiques sociales ne font pas exception et voient monter en puissance une logique de « performance » qui se traduit par la mise en place d’outils managériaux. Or, l’implantation systématique d’indicateurs et de systèmes d’information à tous les stades de l’accompagnement des personnes est une véritable remise en cause de la philosophie du travail social. La production de chiffres sur les résultats et la valorisation de l’image des associations auprès des financeurs tendent à devenir les deux activités au cœur du métier d’éduc’.
 
Pour Antoine, éducateur spécialisé dans une association de la métropole lilloise, la vie des gens, « ça ne se chiffre pas ». Pourtant les financeurs publics imposent des contraintes d’efficience sur le nombre de personnes accompagnées, le nombre d’actions mises en place, le nombre d’appels auxquels son association a répondu, avec pour objectif de « rendre productif quelque chose qui ne l’est pas ! » poursuit le même Antoine. Ces instruments de mesure ont moins pour but de « moderniser » l’activité que de discipliner les travailleur.ses sociaux.les pour imposer des objectifs de rentabilité fixés par les huiles dirigeantes.

Sa direction, « toujours en stress de perdre des subventions », se fait le relai des injonctions à la réduction des coûts en mettant la pression sur les éducateur.ices spécialisé.es qui doivent comprendre que « s’ils ne communiquent pas assez sur leurs résultats, c’est leur job qu’ils peuvent perdre ». L’obligation de communiquer sur les actions menées vise surtout à rendre l’association plus visible vis-à-vis des collectivités territoriales ou des mécènes privés comme les entreprises ou les banques. Même si les travailleur.ses sociaux.les rechignent à endosser ce rôle de communiquant, les coupes budgétaires successives des institutions publiques renforcent un « jeu de menace, sorte de piqûre de rappel que ton emploi est en jeu ».
Ce chantage au chiffre change complètement la relation avec les publics puisque, comme le souligne Yann, éducateur dans une petite association militante, tout le temps passé à communiquer sur les résultats est du temps en moins passé à réellement accompagner les personnes : « dans l’évaluation de mes prestations, y’a pas une ligne sur le fait de passer cinq minutes avec quelqu’un qui est déprimé. Ça n’apparaît pas. Pour nous c’est la base du travail et c’est amené à disparaître. Je vais passer de moins en moins de temps à faire la lecture à un résident qui est en dépression. Aller chez lui, le motiver à sortir, bouffer une pizza, parler de film, c’est le sortir de tout ce qui est dans sa tête ».
 
Que ce soit dans leurs pratiques ou dans leurs formations, la culture professionnelle des travailleur.ses sociaux.les tend à s’éloigner de la nécessité de construire sur le temps long des relations de confiance avec les usager.ères. L’esprit du décret de 2007 réformant le diplôme d’éducateur.ice spécialisé.e s’ancre complètement dans cette dynamique de rentabilisation du travail social en valorisant le « mode projet » dans la formation : rationaliser à outrance la relation aux personnes, leur fixer des objectifs, évaluer leurs résultats. S’ensuit une véritable psychose chez les jeunes éducs’. Ils finissent par interpréter les ruptures de parcours, les impasses ou les résistances des personnes, comme le résultat de leur propre manque d’efficacité susceptible de leur coûter leur poste.
 
Industrie médico-sociale cherche petits entrepreneurs
 
La transformation du travail social impacte directement les usager.ères. Ils.elles sont envisagé.es comme une matière première, un stock de misère et de fonds publics à capter en évitant surtout les « actifs toxiques ». Comprenez les personnes dont la situation particulièrement difficile augmente le coût de prise en charge et fait baisser leur valeur sur le marché médico-social.
Jean-Sébastien Alix, formateur dans le département éducation spécialisée de l’IUT de Tourcoing, nous explique le principe de base d’une mise en concurrence des publics : « Par exemple, dans les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS)1, au bout de 18 mois on considère que le temps de prise en charge est anormalement long. Alors évidemment, vu qu’il n’y a pas assez de place, il y a une sélection. Comme les publics ne sont pas équivalents et ne rapportent pas le même prix, c’est ceux qui ont déjà le plus de moyens pour s’en sortir qui vont intégrer les structures ». En effet, le remboursement par la sécurité sociale des prestations dispensées par les acteurs médico-sociaux se fait sur la base d’un prix de journée (coût estimé de l’accompagnement quotidien d’une personne). Cette tarification est fixée par l’État et change en fonction du type d’établissement. Étant donné que certaines personnes sont moins chères à accompagner que d’autres, elles représentent une manne pour des gestionnaires cherchant à dégager des marges dans un contexte de retrait des financeurs publics comme le Département.
 
Une logique marchande d’autant plus dominante que l’objectif de rentabilité s’impose avec plus de force aux prestataires. Dans les Établissements et Services d’Aide par le Travail (ESAT), les personnes handicapées peuvent intégrer des entreprises adaptées et bénéficier d’un accompagnement médical et éducatif. Elles réalisent des tâches d’emballage, de manutention ou d’entretien pour les jardins publics. Le travail c’est la santé, pas vrai ? Sauf qu’en l’occurrence cet accès à la santé est conditionné par l’impératif de productivité. Depuis une évolution législative récente, c’est la branche « production » qui fait vivre les ESAT. Nombre de ces structures ont alors fermé pour cause économique. Résultat, les gestionnaires d’établissement gardent les éléments les plus autonomes et les plus productifs. Des « bons handicapé.es » qui concurrencent les « mauvais.es » trop déficient.es pour rentabiliser l’activité de l’établissement.
Jean-Sébastien Alix pointe l’émergence depuis le début des années 1980 d’une « approche excessivement individualisante du travail social » qui par « l’activation de tout à chacun cherche à faire des personnes des petits entrepreneurs de soi ». Cette vision déjà ancienne d’un médico-social entreprise renvoie à une politique étatique qui n’a de cesse d’imposer des réformes mettant en place un système du « tous contre tous ». Cette vision libérale du travail social est pourtant loin de l’histoire d’un secteur historiquement militant.
 
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Un microcosme militant en perdition
 
Le secteur médico-social naît dans l'après-guerre à l'initiative de parents, d'enseignant.es et de notables locaux qui se mobilisent pour construire des établissements pour enfants handicapé.es, des structures d’accueil pour les orphelin.es ou d'assistance aux personnes âgées en difficultés. Les usager.ères et leurs représentant.es jouent alors un rôle clef puisqu'ils.elles sont elles-mêmes à la tête d’organisations privées à but non lucratif. De plus, elles ne se considèrent pas comme de simples gestionnaires et revendiquent le statut d'acteurs politiques représentants les intérêts des plus fragiles auprès de l’État. Tout change avec la loi du 30 juin 1975, acte de naissance du secteur médico-social.
 
En effet, les pouvoirs publics cherchent à reprendre le contrôle sur ces groupes de pression un peu trop remuants. Ils décident d’en faire des prestataires de services dépendants des subventions publiques. Pris au piège d’une relation de tutelle, le microcosme militant des origines mute progressivement pour devenir un groupe de producteurs de services sociaux. Réglementation accrue, renforcement des dispositifs d'évaluation, contrôles et mise en concurrence des opérateurs dans l'allocation des ressources... toute l'histoire des réformes administratives qu'a connu le secteur médico-social est celle de son appropriation par l’État appuyée par les Agences Régionales de Santé (ARS) créées en 2009. Les petites associations parentales, militantes, mais vieillissantes, ne parviennent plus à faire face aux exigences gestionnaires. Elles suffoquent puis disparaissent sous l'effet du manque de moyens. Pendant ce temps, d'autres formes de prestataires émergent, beaucoup plus ajustés à la logique de marché promue par les pouvoirs publics depuis 20 ans : les entreprises sociales.
 
L'ère des mastodontes entrepreneuriaux
 
« Grossis ou crève ! ». La nouvelle maxime du secteur incarne l’émergence de mastodontes associatifs prêts à se conformer aux contraintes d'efficience imposées par l’État, et à sa volonté de concentration du secteur. L'AFEJI (3000 salarié.es), la Vie Active (2500 salarié.es) ou encore de la Sauvegarde du Nord (1500 salarié.es) sont autant d'acteurs incontournables issus de fusion/absorption.
En 2015, la fusion avec l'ADSSEAD, association spécialisée dans la protection de l'enfance, fait passer les effectifs de la Sauvegarde de 1100 salarié.es à 1500. Drapées de leur « missions d'intérêt public », ces entreprises sociales voudraient nous faire oublier que le médico-social peut rapporter gros.
Le jeu de la rationalisation budgétaire et de la quête effrénée de parts de marché transforment profondément le profil des dirigeant.es du secteur. Au milieu des années 2000, nombre de directeurs généraux (DG) d'associations – d'anciens éducs' issus du travail social - sont mis à la porte. Comme l'indique le DG d'une association de plus de 2000 salarié.es, depuis que les cadres du privé ont fait leur apparition sur le secteur « on n'est plus sur la figure charismatique du DG qui entraîne son équipe et qui ne voit que le projet pour l'usager […] sans s'inquiéter de la tenue des comptes de sa structure ». On comprend que la rentabilisation du travail social parle davantage à un ancien cadre de L'Oréal formé dans une école de commerce, qu'à un.e ancien.ne travailleur.se social.e qui connaît trop le boulot pour suivre aveuglément les objectifs chiffrés des financeurs.
 
Cette « élite » médico-sociale s'affiche dans un club de dirigeants associatifs appelé « SOWO » pour Social Workers. Ironique pour des directeurs issus du privé rémunérés entre 6000 et 8000 euros/mois, qui s'illustrent plus par leurs politiques salariales agressives, remettant en cause les acquis des travailleur.ses sociaux de terrain que par leur engagement au service des publics. Autant de parfaits gestionnaires biberonnés au management d'entreprise qui vous prendront en charge du berceau à la tombe pourvu qu'ils puissent se faire leur marge au passage.
Ces chefs d'entreprises voient étonnement d'un bon œil les coupes budgétaires du Département dans la protection sociale. Comme Christophe Itier2 – DG de la Sauvegarde du Nord et créateur de SOWO – qui espère « que la crise amènera une nouvelle façon de faire dans le département »3. Ou comment l’austérité nourrit les bénéfices des un.es en sacrifiant les plus fragiles au passage.
 
Roy et Panda Bear
 
1. Structures d'accueil assurant le logement, l'accompagnement et l'insertion sociale des personnes ou familles connaissant de graves difficultés (victimes de violence, personnes confrontées à l'alcoolisme et aux toxicomanies ou personnes sortants de prison).
2. « La crise économique, l’occasion de repenser la protection de l’enfance »,  Jeanne Magnien, La Gazette du Nord, 24 juin 2016.
3. À lire dans ce même numéro « Contrat à impact social. Rentabiliser la misère », article revenant sur le rôle de Christophe Itier dans la promotion des contrats à impact social.