Pour un droit à la folie

labordeChaque jour, on attache, on enferme, on violente des personnes malades. Ce ne sont pas des actes isolés, mais la banalisation d’une violence organisée par un État où la mise à l’écart des indésirables est depuis longtemps devenue la norme. État des lieux de la dérive sécuritaire et gestionnaire de la psychiatrie, face à laquelle des alternatives ont depuis longtemps prouvé leur pertinence. Parmi elles : la clinique de La Borde où, sans raison médicale, on est allés passer quelques jours.
 
 
« Des malades en prison, c’est un scandale, mais des gens dangereux dans la rue, c’est un scandale aussi ». Ces mots sont ceux de Nicolas Sarkozy, prononcés lors d’un discours à l’hôpital psychiatrique d’Antony dans les Hauts-de-Seine. Le 02 décembre 2008, Sarkozy annonce devant un parterre de professionnel.les trié.es sur le volet un « plan de sécurisation des hôpitaux psychiatriques ». Les patient.es, eux.elles, n’auront pas l’honneur de saluer le Chef de l’État, enfermé.es par mesure de précaution dans leurs chambres… L’heure est à l’émotion, trois semaines après le meurtre d’un étudiant par un schizophrène lors d’une sortie de l’hôpital de Grenoble. Toute la rhétorique sarkozyste est mobilisée à l’occasion de ce discours, à coups d’amalgame, de stigmatisation et de criminalisation. L’objectif est clair : neutraliser celles et ceux qui échappent à la norme, un individu compétitif et performant tel que défini par l’ordre néolibéral. L’État débloque en un mois 70 millions d’euros pour installer des murs, des caméras, des bracelets électroniques et des chambres d’isolement dans les hôpitaux psychiatriques. Comment en est-on arrivé là ?
C’est que la folie ne questionne plus la société depuis longtemps. Elle est au mieux jugée dérangeante, au pire considérée comme dangereuse, elle est en tout cas devenue une tare à détruire à grand renfort d’investissements sécuritaires. Suite au discours de Sarkozy, quelques résistances émergent, avec notamment la création d’un collectif de lutte, le Collectif des 39, contre la dérive sécuritaire et gestionnaire de la psychiatrie. Trente-neuf professionnel.les de divers horizons lancent un appel soutenu par plus de 19 000 signataires pour s’opposer à la violence de l’État et défendre une « approche politique et humaniste de la psychiatrie ». Celle-là même qui avait été pensée et expérimentée par les psychiatres François Tosquelles, Jean Oury ou encore Lucien Bonnafé sous le nom de psychothérapie institutionnelle1 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
 
Exit le droit à la folie, place à son industrialisation
 
En 2009, la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST), dite loi Bachelot, consolide la « modernisation » de la santé avec des hôpitaux calqués sur la logique managériale. En 2011, la loi relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge instaure l’extension des soins sous contraintes jusqu’au domicile des patient.es. Traduction : faire sortir les malades de l’hôpital, faire reposer le soin sur les seules familles, réduire le suivi quotidien des médecins tout en stimulant en retour la prise de médicaments... Une manière de rationaliser les coûts, de ponctionner les familles et de gaver au passage les industries pharmaceutiques. La boucle est bouclée ! La loi va jusqu’à confier aux juges des libertés et de la détention le rôle de statuer sur le sort des malades. Refuser la piqûre à domicile, c’est s’exposer à l’hospitalisation, refuser l’hospitalisation, c’est risquer le passage devant le juge et l’enfermement. Philippe Bichon, psychiatre à La Borde, et membre du collectif des 39, s’insurge : « La psychiatrie est quand même le seul domaine médical où il y a une telle injonction de soin ! ». Dernière en date, la loi Touraine en 2016 sur les Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT) supprime purement et simplement la spécificité de la psychiatrie en la noyant dans des méga-hôpitaux à faire pâlir de jalousie les grandes entreprises. La raison est à nouveau comptable : les concentrations hospitalières sont faites pour économiser des postes et soutenir une industrie pharmaceutique à l'affut2. Exit la politique du soin, place à la politique du chiffre et de l’efficacité ! Dans ces conditions, qui de ces lois ou de ces patient.es sont les plus criminel.les ? Patrick Chemla est psychiatre, membre du collectif des 39 et fondateur du entre Antonin Artaud à Reims, où nous l’avons rencontré au printemps dernier. « En fait, la grande question de la psychiatrie en ce moment, c’est comment fuir le contact avec les patient. On se retrouve aujourd’hui avec des jeunes qui n’ont plus de formation psychiatrique, et qui ne sont plus portés par un engagement politique, sauf peut-être chez ceux qui ont encore une trajectoire familiale militante ».
 
La formation est un autre cheval de Troie du démantèlement de la psychiatrie. Romain nous livre son expérience de jeune psychologue dans un centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) : « Les formations sont évacuées de toute dimension politique, c’est clair, car elles sont uniquement soumises à une logique marchande et à la culture du résultat ». Du coup, « on se retrouve de plus en plus avec une armée de blouses blanches guidée par le rendement, non plus au service des autres, mais au service de leur propre trajectoire personnelle ». Lui-même a fait le choix délibéré d’une formation à la psychanalyse face aux mirages des neurosciences promues dans toutes les universités, avec le concours des lobbys pharmaceutiques. Mais ces approches sont devenues rares dans les formations : « Si on résiste aux analyses comportementalistes, c’est qu’on est arriéré, dépravé par les approches psychanalytiques »3 nous confie-t-il. À la question de savoir ce qui distingue la psychanalyse du comportementalisme, sa réponse est simple : « avec la psychanalyse, tu cherches à montrer les différences, avec le comportementalisme, tu cherches à les masquer ». La première demande du temps, la seconde est instantanée, ou presque. Sophie, stagiaire à La Borde, résume bien l’état des formations : « Je fais des QCM depuis des années, je n’ai pas écrit une ligne depuis le bac ». Et voilà comment la psychiatrie en est réduite à une série de diagnostics, à l’étiquetage de troubles en tous genres et à la prise aveugle de médicaments.
 
laborde
 
Soigner l’hôpital avant de soigner les malades
 
Le meilleur moyen de se faire une idée de ce que pourrait être une psychiatrie fondée sur des valeurs humaines, c’est encore d’aller y jeter un œil. On a donc décidé d’aller passer quelques jours à la clinique psychiatrique de La Borde dans le Val de Loire. C’est là que Jean Oury débarque en 1953 après avoir claqué la porte d’une autre clinique avec une trentaine de pensionnaires. Le lieu impose par son apaisement. La Borde, c’est avant tout un cadre, un lieu ouvert à l’ombre des arbres, un poulailler, un verger et un potager, et puis quelques pavillons dispersés autour d’un château. Vous pouvez oublier l’odeur âcre de l’hôpital, le blanc cassé maussade, et le glauque des enfilades de chambres numérotées. Bref, du bucolique plutôt que du barbiturique ! Le cadre est ici pensé comme émancipateur, et non pas comme une contrainte ou une manière de borner les actions de chacun.e. Cela prend un sens tout particulier quand on sait que la psychothérapie institutionnelle s’est accompagnée ici d’une véritable pensée de la liberté et de l’autonomie.
Arrivés à La Borde, on a bien en tête que le fonctionnement de la clinique repose sur l'effacement des normes et l'indistinction entre patient.es et soignant.es. Mais ça ne nous empêche pas d’y arriver pétris de nos propres visions du monde psychiatrique, avec cette idée conne qui veut que les soignant.es soient directement identifiables, façon blouse blanche et stéthoscope. À plusieurs reprises, on se demandera si on est en train de discuter avec un.e patient.e ou avec un.e soignant.e. Et puis, peu importe. Première claque donc, d’une longue série dont on ne s’est toujours pas vraiment remis. À chaque rencontre, on nous demande « Vous êtes qui ? Vous êtes nouveaux ? Vous êtes stagiaires ? » Intimidés, on balbutie un semblant de réponse « Euh… On est des… On est arrivés ce matin... On est de La Brique ». C’est simple, et pourtant cela nous perturbe. Ce qui importe, c’est d’établir le contact, d’amorcer une relation, rien de plus normal après tout. Chacun.e se livre facilement, évoquant sa vie, ses passions et ses douleurs aussi. Les barrières s’effacent, les façades tombent au profit de la rencontre, uniquement. Après un passage à l’association culturelle, on est invités à trouver un « poisson-pilote » pour nous faire découvrir les lieux. C’est là qu’on prend conscience de la force d’une autre clef de la psychothérapie institutionnelle : le transfert multipolaire. Le transfert, c’est une sorte d’empathie réciproque, mais à bonne distance pour éviter toute dérive compassionnelle, c’est-à-dire l’idée d’une relation spécifique établie entre les un.es et les autres.
« Le transfert ne peut pas être localisé dans le seul bureau du psychologue, il n’est pas la propriété de quelqu’un, ni même d’une profession, mais il doit pouvoir être partagé par plusieurs personnes, en tous lieux et à tous moments » précise Patrick Chemla. D’où l’importance du cadre, des événements et des situations ordinaires qui amènent les gens à avoir une prise directe sur le soin. Car la santé n’est pas l’absence de maladie, mais le bien-être psychique, physique et social de chacun.e. C’est ce qu’on a eu la chance de vivre avec Bénédicte dans son rôle de « poisson-pilote », et qui nous a permis durant toute une après-midi de partager un moment de vie avec elle.
 
Comment s’émanciper de la folie
 
Ici, les patient.es ont les clefs des lieux, sont libres dans leur circulation, possèdent leurs propres affaires, gèrent leur argent et même leurs médicaments… normal quoi. Les lieux sont la copropriété de tous, soignant.es et patient.es, échappant à la logique verticale et hiérarchique de l’établissement de santé. On n’est toutefois pas ici dans une remise en cause totale de l’hôpital psychiatrique telle qu’elle peut être promue dans les mouvements antipsychiatriques4. « La psychiatrie institutionnelle est un discours très radical, mais c’est une pratique, tandis que le discours antipsychiatrique est un discours idéologique qui ne s’appuie pas sur une pratique… J’étais moi-même dans un groupement antipsychiatrique, le collectif Garde-Fous, avant de connaître la psychothérapie institutionnelle… Ici, on a un discours qui est en prise avec la réalité de ce que les gens font, c’est moins glorieux, mais à la limite je préfère », nous précise Patrick Chemla. Il poursuit : « Dans la logique d’Oury, il n’y a pas d’abolition de l’État, mais une subversion permanente de l’établissement par le club thérapeutique ». Ces clubs thérapeutiques, c’est l’idée d’une association de patient.es et de soignant.es au sein de l’hôpital. Des micro-collectifs autogérés qui organisent la vie quotidienne et prennent des formes variées : entretien des potagers, activités manuelles, lectures collectives, mise en place de navettes entre la clinique et la ville ou encore… création d’un journal hebdomadaire.
 
Et là ça nous parle direct, lors de la réunion d’accueil du vendredi où est présenté le journal de la semaine, on est comme à la maison. La parole est distribuée, en accord avec l’ordre du jour, ça débat de telle opportunité, de tel papier, ça pose la question des tâches plus administratives. Cette semaine, ça tombe bien, le journal est thématisé : « Le journal parle du journal ». Très vite, on nous lance : « Hé, les journalistes, dites-nous comment ça se passe chez vous ».
Faire un vrai journal tout en étant hospitalisé en psychiatrie trouve chez nous un écho très particulier, autant sur l’organisation horizontale adoptée que sur la fonction émancipatrice. À certains moments on en oublierait même la dimension psychiatrique, tant elle est distillée subtilement en tout lieu et de manière non-formelle. Et c’est la dynamique des clubs thérapeutiques qui amène les patient.es à s’auto-organiser, à recréer du lien et à subvertir les rôles entre les un.es et les autres tout en se défaisant des attitudes de domination. À la sortie de la réunion, on s’amuse à lire ces lignes de Christophe N. dans un ancien numéro du journal de la clinique où il est question de l’organisation d’un carnaval : « Et si les patients se déguisaient en patients d’hôpital psychiatrique et les médecins avec des blouses blanches et les autres en gardiens de prison… ». Belle mise en abyme des rôles de chacun.es. Au final, folie ou pas, peu importe, car l’essentiel est ailleurs.

Au centre Antonin Artaud à Reims, les patient.es sont allés plus loin encore. Lors du discours de Sarkozy en 2008, quelques patient.es du club thérapeutique décident d’aller manifester aux côtés des membres du Collectif des 39. Ils fondent ensuite une association, Humapsy, comme une extension autonome du club thérapeutique, pour faire entendre la voix des patient.es et défendre une approche humaniste de la psychiatrie. Pour eux, c’est aussi refuser la monopolisation de cette parole par la seule Fédération Nationale des Patients en Psychiatrie (FNAPSY) dont la présidente de l’époque, Claude Finkelstein, avait soutenu la loi de 2011 sur la sécurisation des hôpitaux psychiatriques. Un membre de l’association nous donne sa vision des choses : « C’est de notre implication dans ce club qu’est venue notre idée de monter une association autonome regroupant les patients… En tout cas c’est cela qui nous a fait nous dire que c’était possible ». De ce que nous avait dit Patrick Chemla, l’idée à La Borde comme au Centre Artaud n’est pas de faire disparaître la folie : « Guérir la folie c’est une connerie, mais faire en sorte que chaque patient trouve son point de guérison, c’est pas idiot… ». Pourquoi vouloir guérir la folie ? Pourquoi ne pas lutter d'abord contre l’isolement terrible qu’elle provoque ? Et pourquoi vouloir à tout prix la faire rentrer dans la norme ?
 
Du refus de la normalisation
 
Si on est allés à La Borde, c’est que cet établissement demeure l’emblème d’une vision politique de la folie. Elle n’est pas la seule, bien sûr, tant les « outils » de la psychothérapie institutionnelle ont été mobilisés dans tout un tas d’établissements de santé. Par contre, elle est sans doute aujourd’hui l’une des dernières à fonctionner encore comme un ensemble psychothérapeutique unitaire. C’est-à-dire un centre de soin plaçant la question de l’autogestion et de l’indistinction entre soignant.es et patient.es au centre de son fonctionnement. La tradition libertaire dans laquelle elle s’inscrit y est sans doute pour quelque chose, le conduisant à se remettre sans cesse en question. Si un truc commence à fonctionner trop bien, c’est qu’il faut trouver une nouvelle organisation disait en substance Oury. Faire bouger les lignes, prendre les chemin de traverse, révolutionner en permanence le cadre, histoire de ne pas laisser s’installer la routine d’un soin qui se traduirait trop vite en contrainte. Alors bien sûr, l’analyse que nous faisons de la situation interroge sur la distance critique des espèces de journalistes que nous ne sommes pas. Jamais une enquête de terrain ne nous aura placés dans un tel inconfort, dans un tel questionnement, mais aussi dans une telle empathie. Au fond, peu importe. Car vu l’état de la psychiatrie aujourd’hui, heureusement qu’un lieu comme celui-ci existe encore. Il fait clairement figure de rescapé à l’heure des politiques technicistes et sécuritaires. La pression est constante, et on se demande, pour reprendre les mots de Bénédicte, comment ça tient encore debout.
 
La folie est une existence qui interroge l’idée même de norme. « Le truc fou avec les normes, c’est que tu les intériorises » nous balance Philippe Bichon, psychiatre, au détour d’une conversation. Le lendemain, au réveil, il enfonce le clou : « Alors les gars, pas trop perturbés ? ». Précisément, si ! Ce qui perturbe, c’est de prendre conscience que la folie est avant tout un étiquetage et que nous y participons toutes et tous, aveuglé.es de nos certitudes sur qui a droit de cité et qui doit être enfermé. Ce qu’il faut, c’est comprendre que la folie nous est commune. Et que si on se croit indemne, c’est qu’on est encore plus fou que les autres.
Dans un entretien avec le journal Article 11, Patrick Coupechoux résume bien cette idée : « Si vous considérez que le fou est votre semblable, vous mettrez en œuvre une politique de soins respectant sa personne et basée sur une véritable relation. Si au contraire vous le considérez comme déficitaire, vous lui imposerez des objectifs de réinsertion et de réhabilitation »5. C’est la force d’un lieu comme celui-ci que de parvenir à faire passer la folie sur un autre plan, non pas celle d’une déviance à résorber, mais celle d’une douleur à accueillir. La folie dérange pour une raison simple, c’est qu’elle fait apparaître les différences. S’intéresser aux expériences alternatives de psychiatrie est un antidote précieux pour qui veut se libérer de toutes ces normes6. S’émanciper c’est l’inverse de se conformer. Pour terminer, ces mots de Sébastien de l’association Humapsy qui resteront dans nos têtes tel un mantra : « C’est la lutte qui a redonné du sens à ma vie, et le cadre de l’enfermement ne pourra jamais permettre ça ».
 
Riton & Hala Zika
 
1. La psychothérapie institutionnelle est une pratique psychiatrique qui vise à placer la relation humaine au centre du soin. Elle cherche à impliquer le malade dans la vie collective de l’établissement au même titre que les professionnels. Elle pourrait se résumer à cette formule de Jean Oury : « Soigner les malades, sans soigner l’hôpital, c’est de la folie ! ».
2. Sur le lien entre santé mentale et industries pharmaceutiques, lire : Tristesse business, le scandale du DSM 5, Patrick Landman, Max Milo Éditions, 2013.
3. Le comportementalisme est une manière de faire en sorte que l’individu adopte des comportements socialement acceptables par un apprentissage répété des normes.
4. On a bien conscience de balayer l'antipsychiatrie un peu rapidement, mais cela aurait demandé un autre article, d'autres approches et d'autres terrains.
5. « Des chiffres et des fous », entretien avec Patrick Coupechoux, Lémi, Article 11, n°17, 2014.
6. Pour aller plus loin, voir l’excellent documentaire de Philippe Borel « Un monde sans fous », 2010.