La Brique, logo

droit à la ville | Plomb sur la ville

Publié dans Le Prix du Plomb (printemps 2025) | Par Eïsbar, Illustration par Sarah Perrin
Mis en ligne le 03 décembre 2025
A Lille-Sud, les prélèvements ont révélé une contamination parfois colossale !

Durant plus d'un siècle, l'usine de batteries Exide a pollué le quartier de Lille-Sud et une partie de la ville de Faches-Thumesnil. Face à cette pollution au plomb avérée de longue date, l'action des services de l'État est, au mieux, inefficace et inadaptée, au pire suspecte d'une collusion avec les industriels.

Hey, salut les p'tits loups ! Vous connaissez le saturnisme ? Moins exotique que la planète Saturne, moins fun que la Sega Saturn mais tout aussi angoissant que Saturnin le vilain canard[1] , le saturnisme est une maladie causée par l'excès de plomb dans le sang. Elle peut causer des retards de développement – intellectuel ou physique – et des problèmes cardio-vasculaires. Une belle saloperie, perverse sur les bords, puisqu'elle aime s'attaquer aux enfants, lesquel·les représentent l'immense majorité des malades.

Si on vous dit, en plus, qu'il suffit d'une quantité infime de plomb pour être contaminé·es, alors là vous me direz, à l'instar de la chanteuse Wejdene, « le plomb, hors de ma vue ». Pourtant, ce plomb meurtrier – à l'origine de cinq millions de morts dans le monde par an selon l'OMS – est peut-être arrivé près de chez vous. Si vous habitez à Lille-Sud ou Faches-Thumesnil, il est certainement à vos pieds. Oui, là, entre vos orteils quand vous marchez pieds nus dans le jardin. Allez, mettez des pantoufles, en plus il fait encore froid le soir.

Madelin de Prout

Depuis plus d'un siècle, Lille-Sud accueille un site de production de batteries, ayant existé sous plusieurs avatars : pendant un temps, c'était la compagnie européenne d'accumulateurs (CEAC), avant d'être racheté au milieu des années 1990 par Exide, sous l'impulsion du ministre de l'Économie d'alors, Alain Madelin.

En plus d'être un missionnaire de l'ultralibéralisme et un ancien « GUDard » ayant cassé quelques mâchoires de gauchiasses dans les années 1960, Alain Madelin a autorisé l'installation d'Exide, une entreprise à la réputation déjà sulfureuse à l'époque, à cause des dégâts de ses usines sur l'environnement, et ce en dépit des recommandations défavorables de l'Autorité de la concurrence. Bravo champion !

Testicule dans le potager

Vers la fin des années 2000, les autorités se rendent compte qu'il y a un testicule dans les potagers sud-lillois : une suspicion de pollution au plomb du quartier est établie. Peu après, une série d'arrêtés préfectoraux est prise, et une enquête publique est menée en 2012-2013. Le problème, c'est que personne n'a jamais pu mettre la main sur les résultats. Habitant de Lille-Sud, Waël est membre de l'association APRES (Association de Protection de l'Environnement et de défense des riverains du Sud lillois), luttant contre la pollution au plomb du quartier. « J'ai vraiment pris connaissance de ce problème-là dans un article[2] de La Brique, il y a dix ans », se rappelle Waël. Oui, c'est vrai, on en parle depuis 2014.

Tout à fait au courant de la situation, les autorités de l'État ont décidé d'agir et de protéger la population de leurs gros bras musclés et rassurants. Ainsi, un arrêté préfectoral datant du 24 octobre 2012 fixe un seuil de 1000 mg/kg de terre comme limite réglementaire. Si des prélèvements faisant état d'une teneur en plomb supérieure à ce seuil sont détectés au sein du périmètre établi – lui aussi par arrêté préfectoral, l'usine est tenue de mener des opérations de dépollution.

SUP : dans l'oignon

Mais il y a deux grosses limites à ce principe. La première concerne le taux en lui-même : 1000 mg/kg, c'est largement trop ! Le seuil est bien au-dessus des recommandations du Haut conseil de la santé publique (300 mg/kg). La deuxième limite concerne la méthodologie appliquée. « Le seuil de 1000 milligrammes qui a été fixé, est le seuil pour être dépollué, explique Waël. Mais en réalité, le plomb s'agrège sur le sol, et laisse des parties de terrain libres. Si tu prélèves à un endroit où à un autre, tu n'auras pas du tout le même chiffre. »

Pour avoir un chiffre fiable, il faudrait effectuer au minimum cinq prélèvements dans la terre sur un périmètre de 100m² ; mais dans la réalité, cela n'a pas du tout été le cas. « Ils l'ont fait dans 10% des cas, la plupart du temps ils n'ont fait qu'un prélèvement », estime Waël. En 2021-2022, nouvelle enquête publique et nouvelles dispositions : la préfecture décide de dessiner une zone dite de « servitude d'utilité publique » (SUP) par un arrêté de février 2023. Au total, 606 parcelles sont concernées par la « zone SUP ».

Pour la faire courte : si t'es dedans et que t'es au-dessus du seuil des 1000, on te dépollue gratuitement. Par contre, si t'es dans la zone et que t'as pas prouvé que t'es au-dessus des 1000, t'as plein d'obligations contraignantes, genre faire des travaux super coûteux. En plus, si t'es proprio, tu dois déclarer que ton terrain est pollué au plomb. En résumé, pour les habitants, rien n'a vraiment changé malgré deux enquêtes publiques. « Depuis plus de dix ans, l'évolution est presque nulle : tout ce qui était en germe, ce qu'on pouvait deviner, s'est produit : l'accointance entre industriels et pouvoirs publics et le manque de concertation des habitants. Ils font ça dans un coin. Pas avec les habitants, mais avec l'industriel qui est responsable de la pollution », rappelle Waël.

La main verte

Devant cette opacité, l'association APRES décide, en collaboration avec les élus écologistes au conseil municipal de Lille – Lille Verte – de faire bouger les lignes. Entre 2023 et 2024, une grande enquête participative est menée dans le quartier, pilotée par un ponte : l'Américain Alexander Van Geen, spécialiste des questions de plomb et professeur à la prestigieuse université Columbia. En septembre 2024, les résultats basés sur une bonne centaine de prélèvements tombent : comme on pouvait l'imaginer, la pollution dépasse le cadre de la zone définie par la préfecture.

À certains endroits, on trouve jusqu'à 5000 mg/kg de plomb dans la terre. Les tests ont été effectués pour l'immense majorité – 75% – en-dehors de la « zone SUP » définie par la préfecture. Ces résultats prouvent deux choses. Tout d'abord, la pollution au plomb des sols à Lille-Sud et Faches-Thumesnil est toujours d'actualité, malgré le ralentissement de l'activité de l'usine Exide. Mais surtout, la portée limitée de ces tests font craindre une estimation sous-évaluée : si, sur « seulement » une centaine d'échantillons, on retrouve à certains endroits 5000 mg/kg de plomb, rien ne dit qu'on ne retrouvera pas le même chiffre, voir pire, ailleurs. Il y a peut-être aujourd'hui, à Lille, des endroits saturés de plomb qu'on ignore...

Les bottes de plomb de la mairie

La mairie de Lille s'est emparée du problème... très tardivement, selon l'association APRES et le groupe écologiste Lille Verte. Le 7 février 2025, sous l'impulsion du groupe Lille Verte, le conseil municipal a adopté une délibération à l'unanimité visant à effectuer des tests d'étude des sols sur les jardins privés situés autour de l'usine. Mieux vaut tard que jamais bien sûr ; mais sans l'action de l'association APRES, puis des élus écologistes, les lignes auraient-elles bougé si vite ? « Depuis les tests de septembre 2024, cette campagne a quand même permis de toucher différents journalistes – AFP, Reporterre – ce qui fait qu'il y a eu un battage médiatique important, ce qui a contraint des acteurs jusque-là très discrets, comme la mairie de Lille, à bouger. Ils ont été obligés d'afficher leur soutien à notre association, et ont affirmé être partie prenante dans une prochaine batterie de tests », affirme Waël.

Une affirmation niée par Martine Aubry, à l'époque future ex-maire de la capitale des Flandres : « La ville de Lille travaille depuis quinze ans – peut-être dix-sept - sur le dossier Exide, lançait, visiblement énervée et sur un ton cassant, la maire de Lille lors du conseil municipal du 7 février dernier. Vous avez découvert ce dossier récemment, nous, non. Ce n'est pas parce que vous n'étiez pas au courant, que vous n'avez rien fait, que la ville n'a rien fait », poursuivait dans cette diatribe où elle rebaptise le chercheur - Alexander Van Geen – ayant mené les tests, de « Professeur Machin »[3] .

Au risque de vous surprendre, Martine Aubry avait... en partie raison. Sur les espaces publics, la ville a bien fait son job sur les parcelles publiques, et a dépollué les parcs de manière satisfaisante. Concernant la défense des habitants et la question des parcelles privées, on peut, dans un élan de grande mansuétude, laisser le bénéfice du doute à la mairie de Lille. Encore mieux : ajoutons que la principale autorité compétente sur ce dossier est la préfecture du Nord, et que finalement, ce n'est pas tant que ça du ressort de la mairie. À l'instar de notre Gérald D. adoré, vous nous direz : « Je vous trouve un peu molle, Madame La Brique ». En réalité, l'attitude de la mairie nous inspire deux enseignements. Primo, la municipalité a loupé quelque chose au niveau de la communication auprès de ses habitants. Secundo, c'est que le travail entre la mairie et la préfecture n'a pas donné de résultat satisfaisant – ce qui est quelque peu fâcheux, étant donné que le couple préfecture-mairie est censé être fonctionnel.

Le silence des préfets

La réponse apportée par la préfecture manque, selon l'association APRES, de justesse : loin de protéger les habitants contre le plomb, la « zone SUP » définie par la préfecture ajoute des contraintes majeures pour les propriétaires, avec des travaux supplémentaires à la charge des habitant·es. « Là, ce n'est pas pollueur-payeur mais pollué-payeur, sourit Waël. La SUP n'a pas été faite en concertation avec nous. Nous, on accepterait même une dépollution des sols sur dix ans, pourvu qu'il y ait au moins un début de dépollution ».

Pour Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Trahison écologique, une modification de la zone de servitude d'utilité publique (SUP) « n'aurait de sens que si des éléments scientifiques nouveaux étaient portés à la connaissance du Préfet, ce qui ne semble pas être le cas. » Dans ce cas, Agnès-Pannier Runacher ne semble pas - ô surprise ! - considérer avec sérieux le travail d'enquête et de prélèvement mené par les citoyens sous l'égide d'Alexander Van Geen. Mais au moins, la ministre macroniste a répondu... là où la préfecture reste plongée dans un mutisme assourdissant.

La santé en danger

Pour les pouvoirs publics, il serait temps de trancher dans le vif, puisque l'on parle d'un enjeu de santé publique majeur. L'impact sur la santé des habitants résidant à proximité de l'usine demeure une inconnue inquiétante, puisque peu de tests ont été réalisés. « En 2004, il y avait eu des tests de saturnisme, mais personne n'avait réussi à mettre la main dessus. »

« La DREAL dit qu'en changeant de nom, ils ont tout perdu. Ils avaient trouvé du saturnisme, mais comme d'habitude, ils ont mis ça sur les peintures, comme toujours », détaille Waël. Après la dernière enquête publique menée par la préfecture en 2022, un semblant de réaction, enfin. « Sous l'égide de l'Agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France, une campagne de dépistage visant plus particulièrement les enfants a été menée (à Lille-Sud et Faches-Thumesnil, NDLR) de mars à juin 2023 », ne manque pas de rappeler Agnès Pannier-Runacher, dans sa réponse aux questions du groupe d'élus municipaux Lille Verte, en décembre 2024. Mais là encore, aucune vraie politique de santé n'a été mise en place par les services de l'État. « Les personnes vivant à l'intérieur de la SUP ont eu une lettre ouvrant droit à une plombémie (tests sanguins détectant la présence de plomb, NDLR). Seuls 10% des personnes l'ont fait, et seulement dans la SUP. Aucun test n'a été imposé », dit Waël.

C'est sexy, le ciel de Californie

L'association dit ne pas avoir pu nouer un dialogue avec l'industriel, et évoque « un rapport purement juridique ». Malgré une grande motivation pour défendre la santé des habitants du quartier, APRES ne lutte pas à armes égales face à la multinationale Exide. « Nous on est une petite association, on s'épuise. Eux, il leur suffit d'attendre, d'aller au pénal. »

Le combat législatif est porté à un double échelon : au niveau local, et au niveau national. Malgré toute la bonne volonté collective des habitant·es de Lille-Sud engagé·es, ce qui contraindra la préfecture a agir, c'est avant tout un changement dans la loi. Comme on l'a dit plus haut, en France, il existe un seuil d'alerte concernant la présence de plomb dans le sol, porté à 300mg/kg - lequel est bien inférieur au seuil de 1000mg/kg fixé pour le périmètre Exide. Mais ce seuil d'alerte n'est pas contraignant. Aujourd'hui, fidèle à sa couleur, le plomb est dans une « zone grise » au niveau législatif. Pour contrer cela, la sénatrice écologiste de Paris Anne Souyris a co-déposé le 12 septembre 2024 - avec une quinzaine de collègues - une proposition de loi visant à réglementer le plomb, et faire en sorte que le seuil limite soit déterminé par le Haut conseil de la santé publique.

L'affaire Exide rappelle le sinistre scandale de Metaleurop, une ancienne usine ayant utilisé du plomb dans ses activités. Si on se souvient surtout de la fermeture de Metaleurop pour la catastrophe sociale engendrée dans le Bassin minier, on oublie plus vite que les effets de cette production industrielle furent dévastateurs sur la santé. Une pollution massive au plomb y avait été décelée, pour laquelle l'État a finalement été condamné après une âpre bataille juridique. « Pour le cas de Metaleurop, la responsabilité de l'État a été reconnue par un tribunal, et l'État s'est pourvu en cassation contre ses propres citoyens », soupire Waël. Lequel appelle les pouvoirs publics à avoir un vrai esprit d'initiative, comme l'État de Californie, où une pollution à grande échelle avait été détectée dans les années 2000. « En Californie, l'État s'est substitué à Exide pour financer la dépollution. Ça a coûté des millions de dollars, mais au moins, ils l'ont fait. »

Références

  1. [1]

    « Les aventures de Saturnin » était une série diffusée par l'ORTF entre 1965 et 1970. On y voyait Saturnin le canard, un caneton doublé par une voix d'homme. Pour chaque épisode il y avait un nouveau Saturnin puisque les pauvres cannetons décédaient, accablés par la chaleur et le rythme de tournage. On ne les oublie pas.

  2. [2]

    « Lille Sud un quartier plombé de longue date » : N°25 - Janv/Fév 2011 - L'industrie, c'est la vie !

  3. [3]

    Si Alexander Van Geen n'est pas le professeur Machin, il a bien existé un professeur Machin : John Machin (1680-1751) est un mathématicien anglais connu principalement pour avoir calculé, en 1706, 100 décimales du nombre π grâce à la formule qui porte son nom, la formule de Machin, se déclinant comme suit : π/4 = 4 arctan ⁡1/5 − arctan ⁡ 1/ 239. Ceci n'a toutefois, hélas, rigoureusement rien à voir avec la pollution au plomb à Lille-Sud, puisque les batteries de voiture n'existaient pas à cette époque.

Issu du numéro 72 | «Le Prix du Plomb»

droit à la ville | sur la même thématique

Roubaix : À l'Alma, chronique d'un mépris ordinaire

alma dessin

Dans le quartier de l'Alma à Roubaix, en face du gymnase – et du city-stade où les tiots biloutes du quartier sortent leurs meilleurs dribbles ta3 Riyad Mahrez – la petite salle de la rue de France est bien pleine en ce dimanche 3 novembre. Autour de gâteaux et de chips, 90 personnes – habitant·es de l'Alma, mais aussi des quartiers voisins – se sont réunies pour évoquer la rénovation urbaine de l'Alma-Gare. Le mot le plus récurrent lors des débats ? « Mépris ». Mépris de la clas…

Lille : Racket organisé, quartiers en danger

bornes
BORNE Retouché

Le stationnement payant était jusqu’en 2023 réservé au centre-ville. Il participe cependant à des revenus considérables pour la municipalité comme pour la MEL, puisqu’en 2022, les recettes des stationnements s’élèveraient à 9,5 millions d’euros². Quant aux amendes en cas de non-paiement, « la commune de Lille a encaissé 4 243 885 € » de recettes Forfait Post Stationnement (FPS) en 2022 selon le site fps-stationnement.fr. Certain∙es y verront de l’abus, mais l’œil…

CARNAGES URBAINS carte des projets en cours

carte carnages urbains MEL

Le 18 octobre, la 3ème édition du Plan Local d’Urbanisme (PLU3) de la Métropole entre en vigueur. Il s’agit d’un document d’autorité qui définit dans les grandes lignes les aménagements futurs du territoire. Il se doit de faire consensus entre les élu∙es et leurs sujets. Pourtant à peine sorti, il est la cible de vives critiques de la part de l’opposition.

Au menu : 700 hectares proposés à l’artificialisation, l'accaparement des friches industrielles et le choix audacieux d’aller taper dans…

Peindre les luttes

Roubaix Alma en lutte - Palestine

Il faut savoir qu’on est jamais tout à fait street artist, graffeur·se vandale ou militant·e. Toustes celleux dont il est fait mention dans l’article précédent se baladent sur un spectre. Une personne peut être vandale sous un blaze, reconnu·e en street artist sous un autre, et devenir militant·e à visage découvert (ou non) lors des moments politiques. Certain·es refusent même l’étiquette d’artiste et préfèrent « militant·e qui fait de la peinture » en rejetant tout le reste. Pour autant, ce de…