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flâner : Anti-mode d’emploi

Publié dans Carnages urbains (hiver 2025) | Par Timon
Mis en ligne le 22 août 2025
mentalille

L’illusion, c’est la société tout entière. Et l’espace urbain lui confère sa consistance : dans la ville on n’erre jamais sans arrière-pensées, et rarement sans trajectoires préfabriquées ; c’est là toute l’erreur. Une horreur dans l’erreur, où l’errance de la passivité prend toute sa signification. Pour ma part, je n’avance jamais dans Lille sans un certain malaise. Constante sensation de renifler la forte odeur de la thune mêlée aux fragrances de misère. En ce sens, je n’habite plus la ville tant elle me hante, tant je suis habité par elle : l’urbanisme et l’information qu’il émet en tant que monde sensoriel organisent mon silence.

Silence des trajets contraints avec cette prévoyance avisée dont nous faisons souvent toutes et tous preuve à esquiver le moindre passant sur le point d’entraver notre route, à recroqueviller le panorama au bout de notre nez, sans nous poser trop de questions. Ne pas nous poser trop de questions, c’est déjà être habité·es – par quoi  ? Quelque chose qui détourne le regard à notre place, virage du doute en sortie de piste : notre désir est en jeu. D’ailleurs, pour les mille et une têtes sans visage de l’hydre capitaliste qui épient le moindre et plus intime de nos gestes, le désir, le tien, le mien, c’est l’enjeu – et précisément de s’en jouer.

Tout concourt à l’insatisfaction par les saynètes du bonheur calqué sur les marchandises, théâtre d’images ou fiction autoréalisatrice de nouveaux besoins factices. Tout concourt à nous plier à ce que nous pensons désirer, afin de mieux nous inclure dans l’enveloppe de l’esclave-consommateur·rice1. Spectateur·rices invétéré·es que nous sommes toutes et tous, à n’entrevoir que les miroitements d’une jouissance individualiste, retrouvée derrière les vitrines de la société marchande : on me distrait par la vue, par l’ouïe.

À titre d’exemple, deux secteurs radicalement opposés sur l’échelle des ambiances : le Vieux-Lille, dont l’aspect général ressuscite des époques mortes en commerces un peu chics, grandes enseignes de tout type et fast-food, qui fait montre d’une domination du passé sur le présent par des axes stratégiques de circulation répétant les mêmes gestes des passant·es, dont la passivité mue leur emploi du temps en intensité quantitative ; et Wazemmes dont l’agencement urbain se fait sans transition, entre les cellules d’habitations, les maisons de courée, les petites enseignes à la fin prématurée, les bars par où paradent sans distinction tous les milieux et où je suis personnellement en quête d’intensité qualitative, tout y tente de vivre davantage.

Ainsi notre rapport à l’espace est fourvoyé, trahi. Le capitalisme en tant que mode de production est également l’usine de l’espace social « où l’on achève de se perdre à force de se chercher dans ce qui n’est pas soi »2. Produisant toute la zone de la vie, ce démon sans visage matérialise les nôtres et concentre les aliénations de la vie quotidienne. Tout concourt à industrialiser la vie privée. Privée toujours d’elle-même, conditionnée dans l’étoffe de rêves à jamais volés. 

Ici et maintenant, j'aimerais que nous nous mettions à errer dans le ventre de Lille sans condition. La dureté du béton c’est l’arme de son pouvoir. Le béton armé, c’est sa délicatesse policière qui nous emmure. L’ensemble de la société prolétarisée par des murs qui séparent chacun·e de lui/elle-même, bâtissant les murailles de sa colonie intérieure – j’ose ajouter : pénitentiaire. La ville paraît s’étendre à l’horizon mais c’est une pyramide sociale : son centre, c’est la verticalité du quartier des affaires, toujours à gratter le ciel et les tickets de loterie, la hiérarchie des fonctions, le règne des spécialisations qui distribue à chacun·e son rôle à jouer3, on descend vers la périphérie où sont bâties des cellules d’unités d’habitations4. 

A quel point l’urbanisme pose les bornes de nos dimensions d’êtres humains. A quel point, par conséquent, l’architecture ayant concentré préalablement le capital catalyse l’inaction. En somme, ce que l’on veut faire de la forme d’une ville n’a qu’un rapport fort peu éloigné de ce que l’on voudrait faire de sa vie. 

Ce que je suggère ici a déjà été expérimenté par l’Internationale situationniste qui, de 1958 à 1969, enchaîne dans sa revue éponyme de longues diatribes contre l’urbanisme, critiques au vitriol à l’encontre de l’école fonctionnaliste5 portée par Le Corbusier : cette dernière postule que la forme des bâtiments doit exprimer leur usage. C’est dans cette opposition que le concept de psychogéographie est développé, notamment par Ivan Chtcheglov et Guy Debord.

Selon lui, « l’étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus »6. Étudier par le flot des stimulations et autres simulations offertes aux yeux et aux oreilles, ce qu’on ressent en tel endroit, telle rue, tel quartier. Pour l’expérimenter, les situationnistes préconisent la dérive, dont on saisit aisément la signification : laisser dériver les sens. Les recenser et en fonction des états d’âme des lieux sillonnés, les regrouper en unités d’ambiances. Attitude expérimentale liée aux conditions de la société urbaine, une approche subjective (inhérente à l’inconscient individuel/collectif) de géographie objective (traitant du milieu et de la matière).

L’agencement des quartiers décide donc de la vie courante, l’on peut dire. Mais celle-ci doit-elle en tout point répondre du devoir  ? J’invite toute personne à dévier le courant qui emporte sa vie dans un sens unique et routinier. La forme de ta ville choisit la fin de tes trajets, cela signifie bien qu’une force invisible, une contrainte nous pousse toujours matériellement à nous rendre utiles – mais à qui  ? et utiles  ? c’est à dire  ? Dans ces grandes avenues où tout met en miroir des têtes mortes, on en oublie de s’adresser aux intentions qui ont bâti les murs, et je ne sais plus qui disait qu’il fallait « laisser parler la matière ». Voilà ce que je réclame. Détourner l’usage, c’est substituer l’utilité. Substituer le sens, c’est détourner le message. Et le message, c’est le médium. 

Le message va au-delà d’une simple lecture. Et la dérive n’est pas une simple balade. C’est mettre la créativité au creux de la vie quotidienne, faire sa fête de toute chose. La dérive est une récréation continue et nécessite des compagnons de route, et pourquoi pas des compagnons de vin, afin d’accentuer le tracé des quartiers-états-d’âme. Prêter attention au moindre détail vécu, réel, représenté dévoile au quotidien la confusion des sens. Retrouvez-les dans la traversée, si possible carnet et crayon à la main, nous avons besoin de vos remarques. Consignez votre ressenti. Questionnez le conditionnement de vos trajets.

Inconditionnelle et expérimentale étant la démarche, tout votre corps est engagé et ce n’est pas une course, sinon sa symétrique rivale. En se réappropriant le temps, l’espace est reconquis d’avance. Comme une expérience statistique, tout est à envisager. Tout est à inventer : marcher en ligne droite sans s’arrêter au premier obstacle, par exemple. Lille est déjà mise en carte(s), on sait à quoi elle ressemble, l’on en tire qu’un aspect fonctionnel. C’est à vous, désormais, de jouer les cartographes pour éliminer les préjugés. Détournez l’usage initial de vos déplacements ; dans l'errance tout est à réinventer. Avancez masqués. Abolissez le souvenir de l’emploi du temps : à penser autrement.

Forcer les serrures du réel, c’est prendre d’assaut la fabrique du mensonge. Dérivons sans temps mort et jouissons sans entrave.

Issu du numéro 71 | «Carnages urbains»