Dans l'arbitraire d'État

flic chienMuriel Ruef, avocate au barreau de Lille, est allée défendre deux personnes assignées à résidence devant le Conseil d'État. Elle nous promène dans les méandres de la mécanique judiciaire désormais orchestrée par l'état d'urgence. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que ça fait flipper.

Tout commence par une de ces petites révolutions dont les juristes ont le secret. Avant la mise en place de l'état d'urgence, l'assignation à résidence était une mesure qui arrivait en bout de procédure pénale ou en droit des étrangers et qui pouvait, par exemple, être prononcée par le juge d'application des peines comme une alternative à la détention. « C'est une mesure qui engageait en ce cas la responsabilité d'un tas de personnes, notamment du juge qui la prononçait ». Mais ça, c'était avant. « Dans le cadre de l'état d'urgence, cette décision n'engage la responsabilité de personne, si ce n'est celle du ministre ».

Une procédure fuyante

Les possibilités de recours sont très fragiles. « On peut saisir le juge administratif compétent, c'est-à-dire celui du lieu de résidence. Mais il peut balayer la requête d'un revers de main et refuser de convoquer une audience »1. Dans ce cas, il ne reste plus qu'à aller gratter à la porte du Conseil d'État. Mais ces recours supposent d'avoir des ressources financières et du réseau : « Dans les faits, très peu des personnes concernées se sont saisies des voies disponibles ». Sur 400 assignations à résidence, seules 60 d'entre elles ont été suivies d'un recours. Sur 4000 perquisitions administratives, on a compté moins de dix procédures de contestation. Cette situation emporte une autre conséquence : « L'émergence d'une jurisprudence relative à l'état d'urgence est lente », constate la juriste.

Devant le Conseil d'État, l'avocate et deux personnes assignées avaient posé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) suivante : « Est-ce que l'exécutif peut demander des pouvoirs exceptionnels au nom d'événements exceptionnels et, dans le même temps, mobiliser ces pouvoirs exceptionnels pour intervenir sur des événements mineurs, comme des manifestations ou des grèves ? » L'occasion de mettre en accusation la façon dont la justice administre la preuve. Les différents procès se sont en effet beaucoup appuyés sur des « notes blanches », particulièrement tendancieuses des renseignements interieurs. Ces notes blanches ne sont pas signées, pas datées ; parfois écrites au conditionnel, elles consignent les opinions politiques et les actes des prévenu.es, des informations remontant souvent à deux ou trois ans. « Elles sont rédigées avec un style un petit peu bizarre, qui fait que vous avez l'impression en les lisant que même quand la personne n'a rien fait de répréhensible, c'est très très grave. » Résultat : des gens ont été assignés à résidence sans avoir de casier judiciaire, ni fait quoi que ce soit de pénalement répréhensible.

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Prouver l'inverse de ce qui n'est affirmé par personne

Au royaume de l'arbitraire, la suspicion peut vite se retourner contre ses représentants. Il y a quelques mois, un militant s'est fait tabasser par des forces de l'ordre à la fin d'une manifestation. Il porte plainte, l'inspection générale de la police nationale (IGPN) se saisit de l'enquête et identifie les policiers en question : des agents de terrain des services de renseignement affiliés à la préfecture de police de Paris. Quelques mois plus tard, le militant a été assigné à résidence. Lors de son audience devant le Conseil d'État, cette personne s'est retrouvée nez-à-nez avec... l'un de ses agresseurs. Muriel Ruef : « On a des raisons de penser qu'une partie de ce qui est écrit dans la note blanche qui a envoyé le militant directement en assignation ait pu être écrite par cette personne. Mais comme on ne sait pas qui l'a écrite, on ne peut pas lever ce doute ». En somme, on peut sucrer la liberté d'une personne à partir de notes au contenu invérifiable, écrites par un inconnu dont la responsabilité ne sera jamais engagée. Ces évolutions sont lourdes de conséquence : « On n'est plus face à une justice répressive, ni même préventive (qui interdirait une manifestation par exemple), mais prédictive. Une justice qui peut désormais dire : ''Cette personne doit être assignée à résidence parce qu'elle aura, on le sait, un comportement nuisible'' ». Le procès d'intention remplace la présomption d'innocence.

« Les nouvelles procédures organisent la migration de tout ce qui est dans la loi sur l'état d'urgence vers le code de procédure pénale, vers le code de sécurité intérieure, et vers un état normal des choses ». L'avocate s'interroge : « Ne faudrait-il pas, face à ce pouvoir exorbitant, armer le pouvoir judiciaire et lui donner, dans ces circonstances exceptionnelles, des pouvoirs exceptionnels pour défendre la liberté des gens ? » On en est loin. Il y a en effet fort à parier que lors du prochain coup de semonce terroriste, dans un contexte où le Front national s'attend à prendre le pouvoir, la potion répressive soit encore plus amère.

Riton

1. Les perquisitions en question sont dites « administratives » car ordonnées par le préfet et non par un juge.

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État d'urgence, quésaco ?

L'état d'urgence est en place depuis le 14 novembre. D'abord fixé pour douze jours, il est prolongé de trois mois à deux reprises, pour le moment jusqu'au 26 mai. Durant toute la période d'application de l'état d'urgence, « toute personne à l'égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l'ordre public et la sécurité » peut être perquisitionnée et assignée à résidence. Une formulation délibérément floue qui peut toucher potentiellement tout le monde, ou presque. De graves atteintes aux libertés individuelles donc, pour une efficacité nulle : 3379 perquisitions pour seulement 6 ouvertures de procédures judiciaires1. Costaud. C'est que cette nouvelle donne sert aussi à autre chose : « Nous profitons de ce dispositif pour terminer des procédures que nous n'arrivons pas à judiciariser », a récemment déclaré un haut gradé du ministère de l'Intérieur2.

1. Audition du ministre de l'Intérieur Cazeneuve devant la commission des lois de l'Assemblée nationale.

2. Christophe Rouget au journal Politis, 17/11/2015.