Deligny, la fuite entre les lignes

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Comment faire cause commune avec des enfants autistes ? Quel sort réserver à des garnements turbulents qui se heurtent à une société répugnante ? Toute sa vie, Fernand Deligny a recherché comment être présent auprès des  enfants pour leur permettre de vivre.
 
Instituteur, Fernand Deligny a 26 ans en 1939 lorsqu’il se fait embaucher à l’asile d’Armentières. Les 11 pavillons de l’hôpital abritent alors 2 500 malades. Parmi eux, une centaine d’enfants catégorisés « arriérés profonds inéluctables ». Pour les psychiatres, leur avenir est tout tracé. Placés à l’HP pour y attendre la mort, leur vie se déroulera du pavillon des enfants à celui des mourants. Écartés du monde, ils ne franchiront plus les grilles de l’hôpital qu’une fois passés par la morgue.
Profitant de la désorganisation provoquée par la guerre, Fernand Deligny bouscule l’organigramme et la vie du pavillon 3 dont il est devenu directeur. Il investit les caves et les greniers pour y instituer différents ateliers. Il ouvre les portes de l’asile, organisant des sorties pour les internés. En outre, il applique un seul principe éducatif : finies les sanctions et les brimades.
En mai 1940, les bombes détruisent une partie de l’hôpital qui finit par être évacué. Le chaos de la guerre est propice aux évasions : à la Libération, 200 malades manquent à l’appel. On les retrouve ouvrier.es ou employé.es, menant une vie semblable à celle de leurs voisin.es. Ces disparitions confortent la conviction de Deligny que l’isolement des malades mentaux n’a rien d’inéluctable.
 
Auprès des enfants turbulents
 
Après la fin de la guerre, Deligny dirige plusieurs foyers dans le Vieux-Lille, à La Madeleine et à Lambersart. On y envoie « ceux qui mettent le feu aux fermes, volent le charbon dans les péniches, ceux qui fraudent et qui vagabondent, ces racailles de moins de dix-huit ans qui criment, ingratent, assistancepubliquent et se masturbent l’existence... » : Fernand Deligny commence à écrire. Dans ses livres Graine de Crapule et Les Vagabonds efficaces, il raconte la vie chaotique des garçons qu’il côtoie et celle mouvementée des centres où ils vivent. Contrairement aux maisons de redressement tenues par les curés, les différents foyers que Deligny dirige sont ouverts : les familles, des syndicalistes, des voisin.es y passent et les gamins accueillis peuvent en sortir librement.
Dans ses livres, Deligny adresse également de violentes charges aux éducateurs qui pullulent autour des mômes, ces « ennemis de l’enfance, ennemis souvent inconscients car ils sont d’abord les ennemis d’eux-mêmes ». Les grenouilles de bénitier, les scouts plus ou moins militaires et autres psychiatres qui s’attachent à faire rentrer les enfants turbulents dans les rangs ne jurent alors que par le redressement moral, « comme si les enfants avaient quelque part un morceau d’on ne sait quoi, bien droit chez les uns, tordu chez les autres, et qu’on façonnerait en forme d’échine courbée ». Pour Deligny, « tout effort de rééducation non soutenu par une recherche sent trop rapidement le linge gâteux ou l’eau bénite croupie. Ce que nous voulons pour les gosses, c’est leur apprendre à vivre, pas à mourir. Les aider, pas les aimer. »
Plutôt que d’embaucher des éducateurs diplômés, Fernand Deligny préfère recruter d’anciens ouvriers communistes, plus proches du milieu d’origine des enfants placés. Ceux-ci partagent ainsi une condition, un mépris pour l’ordre bourgeois et peut-être même des aspirations avec les enfants turbulents qui se heurtent au monde. Pour Deligny (et quelques autres), la déviance des enfants délinquants est avant tout une conséquence de la misère : le devenir de ces mômes ne s’améliorera pas par leur dressage à coups de morale et de trique mais par le changement de leurs conditions de vie.
Toute sa vie, Fernand Deligny adhère au Parti communiste mais rapidement la racaille stalinienne voit d’un mauvais œil son aversion pour tout catéchisme – même bolchevique – et son refus d’enrôler les enfants pour l’avènement de lendemains qui chantent – assurément bien trop lointains. Fernand Deligny a toujours clamé qu’il n’avait aucune méthode éducative mais il n’a eu de cesse de chercher la meilleure manière de permettre aux enfants d’exister : « Pour nous, prendre un gosse en charge, ça n’est pas en débarrasser la Société, le gommer, le résorber, le dociliser. C’est d’abord le révéler (comme on dit en photographie) et tant pis, dans l’immédiat, pour les portefeuilles qui traînent, les oreilles habituées aux mondaines confitures, les carreaux fragiles et coûteux. [...] tant pis pour ceux qui veulent qu’enfance rime avec innocence. »
 
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Vivre sans parole
 
Après son éviction des foyers lillois – les casiers judiciaires des employés qu’il avait recrutés étaient soit-disant un peu trop chargés pour l’administration – Deligny met sur pied un réseau d’accueil destiné à éviter l’enfermement d’adolescents délinquants ou « inadaptés » : La Grande Cordée. Au bout de quelques années cependant, l’expérience périclite et son instigateur est ruiné.
Un temps, Deligny est accueilli à la clinique de La Borde1. Toutefois, la psychanalyse l’insupporte. Alors que la parole est partout, promue comme instrument thérapeutique, lui préfère le silence. À ce moment, il rencontre Janmari, un gamin diagnostiqué « encéphalopathe profond, incurable et invivable » par les psychiatres. Cet enfant mutique, que sa mère lui a confié, le fascine. Si Janmari a toujours refusé de parler, lui a-t-on jamais donné l’occasion ?
Avec quelques ami.es, Deligny s’engage à vivre avec Janmari dans un environnement qui lui soit le plus favorable possible. Les voici à Montoblet dans les Cévennes des années 1970 et des communautés plus ou moins hippies. Organisés en réseau d’« aires », lieux d’accueil séparés de quelques kilomètres les uns des autres, « Le Del » et ses ami.es assurent une « présence proche » aux gamins autistes dans une activité quotidienne extrêmement ritualisée. Si les adultes n’ont aucune ambition ni éducative ni thérapeutique pour les enfants accueillis, l’attention portée à leurs préoccupations, leurs déplacements, leurs peurs et leurs attraits est constant. Les adultes qui organisent la précaire subsistance de ces communautés utilisent des « lignes d’erre », cartes des déplacements quotidiens des enfants parmi les activités des adultes. Celles-ci permettent de révéler un tant soit peu les coins où passent et reviennent les enfants autistes et ainsi, sans langage parlé, de veiller à ce qui importe pour eux.
Cette dernière tentative de Deligny, à laquelle il s’emploie jusqu’à sa mort en 1996, est avant tout une expérience pratique sur l’autisme et la possibilité de vivre en société sans langage : « Il s’agissait, cette fois-ci, de partir de la vacance du langage vécue par ces enfants-là, de tenter de voir jusqu’où nous institue l’usage invétéré d’un langage qui nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir de la "position" d’un enfant mutique comme on peut "voir" la justice – ce qu’il en est de – "de la fenêtre" d’un gamin délinquant. »
Si la prise en charge des enfants autistes, inadaptés ou trop turbulents a évolué depuis la Seconde Guerre mondiale, leur relégation aux marges de la société reste toujours la norme. Refusant de chercher à intégrer ces enfants dans un monde qu’il méprise, la cause commune de Fernand Deligny, des autistes et des « camarades délinquants » avec qui il a partagé sa vie est enthousiasmante à bien des égards. Sans ériger le bonhomme en modèle, Deligny est un personnage inspirant pour celles et ceux qui ne considèrent pas les enfants comme des travailleurs ou travailleuses en devenir.
 
Louison Bobet
 
Citations extraites de Les Vagabonds Efficaces (1947) et Nous et l'innocent (1975). Les œuvres complètes de Fernand Deligny ont été éditées par les éditions L'Arachnéen.
 
1. Sur La Borde, lire le reportage de Riton et Hala Zika, « Pour un droit à la folie », La Brique, n°48, automne 2016.