Hébergement : la machine infernale

hebergementLe système d’hébergement et de réinsertion sociale dresse d’innombrables obstacles au relogement des personnes sans abri. Plutôt que de leur proposer des solutions durables et descentes, élus, administrations et gestionnaires de structures alimentent un système qui dissimule la pénurie. L'offre insuffisante de logements est remplacée par une obscure mécanique de gestion de la misère. Pour comprendre cette machine infernale, il faut d’abord s’intéresser à comment elle broie les personnes à la rue, privées des ressources nécessaires pour la dézinguer.
 

La première étape pour accéder aux places d'hébergement, c'est l'appel au 115. 8 h 30, un jour ordinaire, dans les locaux de la coordination mobile d’aide et d’orientation (CMAO)1. Le standard est ouvert depuis une heure et plus aucune place n’est disponible. « Parfois y’en a même pas avant l’ouverture » nous confie Mélanie, éducatrice du 115 dont le travail est de répondre aux demandeur.euses d’hébergement. Leurs demandes sont enregistrées et inscrites sur la liste d'attente2 transmise au service intégré de l’accueil et de l’orientation (SIAO). Ce service est chargé de hiérarchiser les demandes pour traiter les plus anciennes. Lorsqu’une place se libère dans un foyer, il envoie des propositions de noms à l’association qui le gère pour que la personne qu’elle aura choisie occupe la place. Le SIAO c’est de la gestion deshumanisée de la misère. T’as un écran, une liste de noms, avec des informations qui datent parfois de 2012 ! Et avec ça tu dois décider qui aura la place. Dans ces conditions, « le critère de l’ancienneté est le moins arbitraire qu’on ait trouvé », nous dit Jérôme Rybinski, directeur de la CMAO. En huit jours, cette gare de triage des sans-abris peut recevoir les appels d’un millier de personnes cherchant à obtenir une des 3 000 places d’hébergement de la métropole. Le manque de lits est criant : « Le 115 laisse a minima 400 personnes par jour dans la rue. On fait de la gestion de la pénurie et du coup tu te retrouves à te poser la question du sens de ce que tu fais. J’ai vraiment des collègues en situation de souffrance professionnelle ! » déplore Jérôme Rybinski3.
 
Les lits vides et les poches pleines
 
Pour celles et ceux resté.es sur le carreau, il reste les 800 places de veille saisonnière répartie sur la grande région. Du 1er novembre au 31 mars ces places sont mises à disposition pour mettre les gens à l’abri pendant la période hivernale. Le printemps arrivé, une fois que les politiques sont sûrs qu’ils n’auront plus à s’expliquer sur les morts de sans-abris, c’est tout le monde dehors ! L’État a en principe pour obligation de proposer des solutions à ces personnes. Mais on peut toujours truander. Selon Gilbert Pinteau, président du collectif des SDF, des instructions « tombent de tout en haut sur la préfecture » pour faire en sorte de ne pas attribuer les places disponibles à partir du 1er mars. Résultat, l’année dernière, « l’État a payé des lits vides du premier au 31 mars pour faire croire qu’au 31 mars y’avait personne à virer ! ». On demande confirmation à une source proche de la CMAO qui nous explique comment ça se passe : « Ça se passe que tu reçois un mail de la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) qui te dit de plus faire rentrer les gens.
– Pourquoi ils font ça ?
– Si jamais t’as un mouvement des usagers qui veulent pas sortir au 31 mars, vaut mieux en avoir 20 que 300... ».
L’Association Baptiste pour l’entraide et la jeunesse (ABEJ) et l’Accueil fraternel roubaisien (AFR) ont été les seules associations gérant des lits à ne pas jouer ce jeu des pouvoirs publics. « À vos risques et périls » menacent la préfecture et la DDCS, et si jamais des usagèr.es refusent de sortir sans solution, c’est pour ta pomme ! La structure devra gérer seule le conflit. Pendant ce temps, la plupart des gestionnaires profitent de places financées sans avoir rien à débourser pour accueillir le public qui reste à la rue.
 
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Pour ne plus mourir DE la rue, le logement d’abord !
 
Héberger n’est pas loger ! Notre canard l’avait déjà affirmé en réaction à cette politique du thermomètre4 qui, en enrayant les morts dans la rue, a rendu invisible médiatiquement les personnes qui continuent de mourir DE la rue. Pendant ce temps, des travailleur.euses sociaux mis.es sous pression sont sans cesse confronté.es à l’urgence. Pris.es d’assaut par les contraintes économiques, ils et elles peinent à développer de réels projets de lutte contre l’exclusion pour les plus fragiles qui stagnent ou s’enfoncent. Les ponts vers le relogement sont brisés.
 
Le développement de modèles alternatifs d’insertion nécessite de dépasser l’écueil du mercure. « Qu’il fasse 40 degrés ou moins 5, la problématique est la même ! » : rappelle un bénévole du collectif des SDF. En août 2011, trois personnes sans-abri sont virées d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Elles décident alors de monter ce collectif après avoir réussi à convaincre un propriétaire de reloger l’une d’entre elles qui disposait de ressources. En s’appuyant sur le parc locatif privé, elles vont chercher à appliquer la même formule à d’autres sans-logis. Ce relogement direct, sans passage par l’hébergement, permet de trouver des solutions rapidement à des personnes qui n’ont pas un long parcours de rue et sont en capacité de tenir un logement. « L’expérience me fait croire que quelqu’un qui est à la rue depuis moins de six mois peut être relogé en deux heures », nous dit Gilbert Pinteau. La mise en œuvre de cette approche est facilitée par le fonds de solidarité pour le logement (FSL) qui, sur une période de 18 mois, prend en charge le premier mois de loyer, l’assurance habitation, la caution et les dettes de loyer charges comprises. Une fois dans le logement, les personnes bénéficient du suivi de travailleur.euses sociaux ou « d'experts du vécu » ayant eux-mêmes un parcours de rue5.
 
Si la méthode a des limites, elle permet de sortir d’un circuit classique saturé et mal piloté par des gestionnaires trop dépendants des financeurs publics pour revendiquer la création de places. Pas question pour autant de faire l'éloge de la démerde. Ces initiatives nées des défaillances de la préfecture et de la DDCS ne font que rendre plus visible la démission des pouvoirs publics. Les plus fragiles devaient déjà faire face à la rue, ils et elles sont maintenant contraint.es à devenir les petits entrepreneur.ses de leur propre relogement. Le jour de l’interview à la CMAO, le 25 novembre à 15 h, ce sont 457 personnes qui s’apprêtaient à passer la nuit dehors.
 
Roy, Léon
 
1. La CMAO est une coordination d’associations œuvrant à la lutte contre l’exclusion, créée en 1996.
2. Les demandeur.euses de places d’hébergement doivent renouveler leurs demandes téléphoniques une fois par mois. S’ils ne le font pas, ils sortent de la file active.
3. Voir Jérôme Rybinski, « Le projet associatif dans le bain gestionnaire », Lien social, 7 juillet 2016.
4. Voir « Samu Social. La politique du thermomètre », La Brique, n°31, mars/avril 2012.
5. collectif-sdf-lille.fr
http://collectif-sdf-lille.fr/